Après Sara, c’est au tour de Florence Boudet, graphiste franco-milanaise, de nous parler de sa vision de Milan! Une interview bien entendu orientée arts graphiques et travail créatif, et qui apporte quelques éléments de réponse à la question « nan mais t’as vu comme il est moche ce flyer? ils font quoi, à Milan, les designers? »
Commence par nous présenter ton parcours en quelques lignes:
Après le bac, j’avais commencé une formation en littérature et langues étrangères, je voulais être traductrice, j’ai toujours adoré les mots, les jeux de mots, la poésie. Et puis j’ai bifurqué et je me suis retrouvée (un peu par hasard) pendant 5 ans dans l’atelier de typographie de la Cambre à Bruxelles où je me suis complètement épanouie: les lettres, les mots, les images, le livre… Au final c’est cohérent, il y a toujours ce fil rouge dans mon parcours, et j’aime bien l’idée d’avoir commencé par aimer le fond, pour ensuite me pencher sur la forme. Le premier exercice à la Cambre, et ce avant de savoir allumer un ordinateur, ça a été la composition d’un petit livre de 16 pages: choisir le texte, les caractères, le papier, aligner des petits morceaux de plomb, les bloquer, imprimer, relier le livre… Commencer avec la matérialité du livre pour comprendre ce qui le constitue avant tout: le début d’une belle aventure. Après mon diplôme je suis venue vivre à Milan et travailler en tant qu’indépendante. Je produis aussi sur des petites éditions et des objets de papeterie.
Milan n’est pas vraiment à l’avant-garde en matière de graphisme. Enseignes vieillottes, logos criards, préjugés ringards… Comment tu vis ça en tant que professionnelle de l’identité visuelle?
On peut se dire que ce n’est pas très stimulant, voire déprimant, mais on peut aussi le voir comme une opportunité dans le sens où il y a du boulot à faire, et si quelqu’un propose un travail de qualité, ça va facilement faire la différence. C’est une question de point de vue, verre moitié vide ou moitié plein, en gros! 🙂
Le problème est en fait plus large: trop peu de place est donnée à la recherche, même dans les écoles: une étudiante me disait un jour qu’elle avait une semaine de recherche pour son projet de fin d’étude, et le reste de l’année pour le réaliser, ça me parait inconcevable! La recherche et la construction se font ensemble: on tâtonne, on recule, on corrige… et on finit avec un résultat qui est beau parce qu’il est cohérent, soutenu par un processus de recherche abouti. Un designer est avant tout quelqu’un qui prend des notes, s’informe, s’imprègne de ce qui l’entoure pour le restituer dans son travail en faisant des choix de formes, de couleurs, de medium; c’est une figure de chercheur qui va trouver des solutions pour accomplir la mission qui lui est confiée.
Le problème aussi ici, c’est qu’il manque la vision globale des disciplines. J’ai l’impression que l’Italie n’a pas assimilé les théories du Bauhaus qui au début du XXème siècle ont fait se fondre les disciplines: un designer, un graphiste, un styliste de mode… pour tous, le processus créatif est le même, seul le médium change. En Italie, Bruno Munari est l’un des rares qui a compris ça, du coup il fait un peu figure d’OVNI et on le taxe souvent du terme un peu péjoratif de «tuttologo» (touche-à-tout), mais c’est simplement un créateur qui mène ses idées en choisissant les médium les plus adaptés, avec humour et ingéniosité.
On en parle ou on en parle pas, du fait que la rémunération horaire soit basse ici, et les clients plus mauvais payeurs qu’ailleurs? ^^
Oui c’est un problème. Malheureusement il y a peu de solidarité entre les gens de la profession, il faudrait se serrer les coudes et refuser de travailler pour gagner «de la visibilité ou de l’expérience» (personnellement, c’est pas avec ça que je fais mes courses), quitte à faire un autre boulot salutaire en attendant de trouver mieux. Si tout le monde s’y tenait, les gens commenceraient peut-être à réfléchir… Je suis aussi pour l’idée d’une liste noire publique des mauvais payeurs, histoire de mettre fin à l’omerta, mais bon… c’est un vaste chantier. Ceci dit s’il est vrai que c’est assez fréquent en Italie, ça existe aussi ailleurs, il ne faut pas se leurrer.
Comme dans beaucoup de milieux artistiques, le népotisme ici fait rage (tiens donc d’ailleurs, un mot d’origine italienne^^), mais aussi l’amateurisme… Comment on contourne ça à l’heure où tout un chacun peut tenter de s’improviser graphiste avec seulement quelques rudiments d’un quelconque logiciel?
C’est vrai, il y a beaucoup d’amateurisme et de népotisme, et ça se ressent beaucoup sur la qualité finale des travaux. On ne peut pas le contourner, on peut juste essayer de convaincre les personnes de la valeur ajoutée qu’apporte un travail bien fait par quelqu’un de qualifié… mais si ça ne marche pas, il faut fuir et frapper à d’autres portes.
Mais le tableau n’est pas si noir! Parlons maintenant de tes belles rencontres professionnelles en Italie. Quels sont les projets sur lesquels tu as particulièrement aimé travailler?
Non le tableau n’est pas tout noir, c’est en train d’évoluer, il y a beaucoup de gens qui font des travaux très intéressants, une nouvelle vague de créateurs qui apportent un vent de fraîcheur et d’audace. Ils réussissent à convaincre des commanditaires parfois timides, ou bien optent pour l’autoédition pour pouvoir s’exprimer.
J’ai fait beaucoup de belles rencontres, je collabore souvent avec des éditeurs, parfois sur des projets de livre dans leur ensemble: illustration, mise en page, couverture. Avec l’association Saman, j’ai eu l’occasion de réaliser des céramiques dans l’atelier d’une communauté thérapeutique pour personnes dépendantes: partager la pratique artistique, amener les autres à se passionner aussi, c’était une expérience incroyable! J’ai aussi réalisé des travaux d’identité graphique pour des designers, j’aime travailler avec et pour les artistes, c’est vraiment enrichissant, même si c’est forcément plus facile parce qu’on se comprend mieux.
Maintenant, j’aimerais aussi beaucoup enseigner, conseiller des étudiants pour leurs travaux de fin d’études. Et puis je travaille actuellement sur un projet de maison d’édition de livre d’artistes… mais je n’en dis pas plus… ça bouillonne encore dans la marmite 🙂
Il y a des endroits à Milan que tu souhaiterais recommander?
– Le 2ème étage de la grande librairie Hoepli est une référence en la matière, ils proposent un grand choix de livres et de magazines spécialisés.
– J’aime beaucoup la belle sélection du Libraccio sur le Naviglio, on y trouve aussi des ouvrages de seconde main, ça permet de flâner dans les rayonnages à la recherche d’une perle.
– La librairie 121+ recèle aussi de très belles nouveautés internationales, et organise expos, conférences et workshops. J’ai participé à quelques workshops et j’y ai fait de belles rencontres, qui ont débouché sur des projets en commun. En quelques années, cet endroit est devenu une sorte de carrefour pour les designers à Milan.
– Je suis un jour tombée par hasard sur le musée de la machine à écrire (museo della macchina da scrivere) un endroit inattendu, malheureusement fort poussiéreux qui mériterait une meilleure mise en valeur, mais la collection est magnifique!
-le musée du Castello Sforzesco, là aussi, la muséographie est un peu désuète et fouillie, mais la collection vaut le coup, et puis il faut aller voir la Pietà Rondanini qui m’émeut aux larmes.
– Pour la typographie, ce n’est pas à Milan mais ça vaut le détour, il y a la typothèque Nationale à Cornuda (entre Vicenza et Treviso), La Mecque en la matière je dirais, qui est très active avec un superbe musée, des archives impressionnants de caractères en plomb, en bois, des différentes presses, des workshops, des expos thématiques, des productions de livres d’artiste, un service d’impression à la demande…
Et hors du champs professionnel, y a-t-il de bonnes adresses milanaises que tu souhaiterais partager?
Quand j’accueille des gens, je les emmène au Spazio Rossana Orlandi et chez Nonostantemarras qui sont mes endroits préférés (mais je ne vais pas les présenter parce que je pense que tu en as déjà parlé 🙂 et puis on va faire un tour sur le toit du Duomo, prendre un panzerotto chez Luini (des classiques qui ne font pas de mal) et se faire une ventrée de fromages à la Taverna Morigi en hiver ou un panino + bière + partie de cartes chez Frizzi e Lazzi (surtout en été). J’adore aussi l’église Santa Maria delle Grazie, les gens la boudent un peu et tout le monde s’intéresse surtout à son réfectoire qui renferme le fameux Cenacolo de Da Vinci, mais c’est une superbe église caractéristique du gothique lombard avec un très joli cloitre.
Les travaux présentés ici sont la propriété de Florence Boudet. Aucun contenu ne pourra être copié sans son autorisation. www.flo-flo.fr/
J’ai beaucoup aimé ton article… qui reflète vraiment le marché italien actuel !
Et dire que bien souvent on pense que c’est la dolce vita ici… 😉
Joelle
Belle interview… Une fille sacrément intéressante Florence ! Et moi non plus je ne fais pas les courses avec ma visibilité (ici aussi on a du mal à se serrer les coudes, ça doit être notre côté milanais 😉