Je poursuis le rattrapage de mes lectures des derniers mois (années?) et j’ai beau essayer de faire court, je sens que cette histoire va encore me prendre des semaines ! Que voulez-vous, je ne sais pas faire court, et quand j’aime bien je suis intarissable. Voilà qui me distingue de l’AI qui n’a pas son pareil pour faire des résumés, réjouissons-nous donc de ce gage d’humanité !

Joan Didion – Mauvais joueurs : Le livre de cette autrice dont on me parle le plus souvent, c’est L’année de la pensée magique. Mais comme il y est question de deuil et que c’est un sujet sensible pour moi, je n’ai pas encore trouvé la détermination pour m’atteler à sa lecture. Alors je tourne autour en lisant d’autres livres de Didion, Une saison de nuits tout d’abord, lu l’année dernière, sorte de drame conjugal sur fond de dynastie de propriétaires terriens dans la Californie des années 60, qui m’avait étrangement plu. Et cette fois Mauvais joueur, dans lequel la narratrice, une actrice à la carrière incertaine, est internée suite à une dépression nerveuse. Ce récit à la troisième personne m’a lui aussi happé malgré un sujet hors de mes champs d’intérêt, l’envers du petit monde d’Hollywood, ses coulisses sordides et ses sourires feints. L’histoire m’a paru sans relief, même si j’admets qu’elle ait pu déranger lors de la parution du livre dans les années 70, mais j’ai été totalement conquise par le style, l’absence de détails inutiles, de fioritures, de descriptions et même de sentiments. Seul l’essentiel est dit, un geste ou une réplique illustre la tonalité des échanges entre Maria et son mari mieux que de longs dialogues, une scène suffit à rendre compte de l’état d’esprit de la narratrice — dormir dehors sous des draps de bain pour se donner l’illusion d’une situation transitoire, se lever à l’aube pour tenter de percevoir une vibration souterraine dans le lointain — c’est à la fois liminal et limpide, je comprends mieux l’engouement autour de cette autrice dont le recueil de chroniques Pour tout vous dire m’avait laissée de marbre. Il faut croire que je préfère lorsqu’elle écrit de la fiction, ou peut-être que j’ai tout juste commencé ce délicieux voyage qui consiste à découvrir un auteur petit bout par petit bout jusqu’à embrasser inconditionnellement son œuvre comme ça m’arrive souvent !

Rosa Montero – l’idée ridicule de ne plus jamais te revoir : Je vous ai déjà maintes fois parlé de Rosa Montero, cette autrice espagnole qui me bluffe à chaque fois avec des livres très différents, du polar à la romance en passant par des essais sur des sujets très variés (il me semble qu’elle a aussi écrit de la SF, il me tarde de voir ce que ça donne !). Ici, la quatrième de couverture était formelle, il s’agissait d’une histoire de deuil (je crois qu’on ne peut pas trop y échapper… c’est assez étrange d’ailleurs de voir comment on parvient à ignorer si longtemps ce thème central tant qu’on n’est pas directement concerné·e·s) mais je me suis tout de même lancée, poussée par la date limite d’emprunt à la bibliothèque. Rosa y explore le journal de Marie Curie, rédigé à la mort de son époux Pierre. Tout en retraçant le destin hors du commun de Marie – Marya de son vrai nom polonais – Rosa tisse des ponts avec le présent, le deuil de son propre mari mais n’en oublie pas de relever les obstacles, misogynie et racisme en tête, qui se sont dressés sur la route de cette pionnière de la physique-chimie à qui l’on doit entre autres la radiologie médicale. Si, au-delà de la perte d’un être cher, peu de choses rassemblent l’autrice et son sujet, je crois déceler dans ce livre un point commun essentiel dans la faculté d’écrire la réalité brute. Là où Marie écrit dans son journal : “je me lève après avoir assez bien dormi, relativement calme, et il y a à peine un quart d’heure de cela, et voici que j’ai de nouveau envie de hurler comme une bête sauvage.” (un état qu’on peine à relier à l’image de femme sérieuse et placide, plutôt froide, que l’on associe à Marie Curie), Rosa commence quant à elle son livre bille en tête sur ces mots : “Comme je n’ai pas eu d’enfants, ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie ce sont mes morts”. Dans les deux cas, une honnêteté totale, une crudité des sensations exprimées de façon viscérale. Encore une fois j’ai truffé le livre de post-it et je vais devoir recopier des passages entiers dans un cahier pour ne pas les oublier, et je réalise que même à reculons j’ai bien fait de m’y frotter !
Marie Darrieussecq – Notre vie dans les forêts : J’ai beau scruter les archives du blog, je n’y trouve pas mention de cette autrice (hormis comme traductrice de la nouvelle version d’un lieu à soi de Virginia Woolf) et je ne comprends pas comment elle a pu entrer si tard dans ma vie de lectrice. Tout a commencé avec le livre Notre vie dans les forêts. Pour tout vous dire il me faisait de l’œil depuis la Biennale d’art contemporain de 2019, je l’avais repéré au Bookshop des usines Fagor et je m’étais interdit de céder à la compulsion, mais le titre était resté dans un coin de ma tête, et des mois plus tard j’avais fini par l’acheter. En cherchant dans mes notes j’ai retrouvé ce qui était sans doute une ébauche d’instant culturel jamais achevé, rédigé en mai 2024 :
Ce n’est certainement pas le livre le plus gai, mais c’est le livre le plus puissant que j’aie lu dernièrement. C’est une dystopie troublante car rien n’y semble incongru ou irréaliste, une sorte de prolongement possible, un lendemain qui serait allé trop loin pour avoir encore le loisirs de chanter. C’est ce que j’ai lu de plus fort sur le rapport à soi et aux autres, sur cette illusion d’être au centre du monde et la réalité crue des moyens que se donnent certains pour être vraiment au centre et reléguer les autres à la périphérie, au rang d’accessoire. Mais c’est aussi un très beau livre sur la mémoire, la force cachée des mots et le corps qui se bat. Dès la dernière page j’ai eu envie de le relire à nouveau, et depuis je pioche dedans au hasard, un paragraphe, quelques lignes, et me voilà repartie pour 20 pages, distributeur de post-its en main.

Marie Darrieussecq – Pas dormir : Vous le savez, quand un livre me plait, j’ai tendance à vouloir tout lire de son auteur dans les semaines qui suivent, et quand lors d’un épisode d’insomnies j’ai découvert l’existence de cet essai j’y ai vu un signe (lutter contre les achats de livres compulsifs soit, mais quand on reçoit un signe c’est différent n’est ce pas?). En réalité j’ai fini par l’emprunter à la bibliothèque, et mon historique atteste que j’ai attendu deux rappels en avril 2024 avant de l’y rapporter, et pour cause, je l’avais lui aussi truffé de post-its. Je ne retrouve pas de notes à ce sujet, mais il y a sans doute un bout de papier, quelque part dans les couches sédimentées qui recouvrent mon bureau, où j’ai recopié quelques passages avant de le rapporter. Dans tous les cas, je recommande chaudement le livre aux insomniaques; il y apprendront des choses sur l’insomnie, le sommeil, les insomniaques célèbres ou non, ils se sentiront moins seul pendant que les heures défilent ou que le jour se lève après une nuit sans/de mauvais sommeil. L’autrice évoque aussi ses tentatives pour en sortir (les médocs, l’alcool), mais aussi pour comprendre cette insomnie sans motif qui l’accompagne depuis 20 ans. Spoiler pour les plus optimistes : ce livre ne vous fera pas retrouver le sommeil (j’ai presque envie de dire “au contraire”, tant conscientiser l’endormissement est la plus sûre manière de ne pas réussir à s’endormir).
Si vous avez 2 minutes de plus, écoutez cette interview où elle parle entre autres de la “communauté des insomniaques”, de son éco-anxiété et de son intuition que c’est la déforestation du monde qui nous empêche de trouver le sommeil <3 )

Marie Darrieussecq – Bref séjour chez les vivants : Je n’avais pas l’intention de faire un instant culturel spécial Darrieussecq mais que voulez-vous, ce sont les livres qui choisissent visiblement. J’ai beaucoup aimé celui-ci aussi, même s’il m’a moins hantée que les deux dont j’ai parlé avant. Ce roman est une sorte de symphonie composée des monologues intérieurs des membres d’une même famille. On croit les lire/écouter séparément mais ils ne s’entendent véritablement qu’une fois assemblés. On pourrait presque inscrire les pensées de chaque personnage sur une piste et les superposer. Evidemment on n’y comprendrait rien (et c’est d’ailleurs ce que prétendent certains à propos de ce roman) mais on n’en ressentirait que mieux la connexion invisible entre chaque personnage et ce récit en creux d’une absence : quelqu’un manque à l’appel, une voix manque au chœur familial, quelque chose est bancal, prêt à s’effondrer, et c’est autour de ce vide que chacun gravite sans vraiment s’en rendre compte, vivant sa vie quotidienne au bord d’un abîme.

Marie Darrieussecq – Être ici est une splendeur : Ce livre-ci est une biographie de la peintre allemande Paula Modersohn-Becker, née en 1816. Pionnière du mouvement expressionniste allemand, amie intime de Rilke et de très nombreux artistes parisiens qui ont fait l’histoire de l’art, elle n’a pourtant vendu que trois toiles de son vivant et il y a quelques années encore, elle était presque inconnue en France. Morte prématurément des suites de son premier accouchement, son histoire a un goût d’inachevé. Qui sait quels chemins artistiques elle aurait empruntés, qui sait de combien d’amitiés, d’histoires d’amour, de succès sa vie aurait été remplie ? Aujourd’hui son travail est plus que reconnu en Allemagne et, grâce à Marie Darrieussecq, également en France. En 2016, le musée d’Art moderne de Paris lui a enfin consacré une exposition, Paula Modersohn-Becker, l’intensité d’un regard pour laquelle l’autrice a été conseillère littéraire. Je regrette de n’avoir pas eu vent de cette exposition, ni de cette artiste, à l’époque, mais il me semble que ce regret va plutôt bien à son objet. Là où Marie regrette que la vie de la peintre est été si courte, les derniers mots de Paula Modersohn-Becker ont été Schade, en allemand Quel dommage.
Pour ne pas vous laisser sur cette note peu gaie, j’ajoute un ouvrage à ce never ending instant culturel :

Maggie Nelson – Bleuets : Ça fait longtemps que je veux vous parler de ce petit OVNI ! Depuis 2023, c’est à dire depuis l’exposition RVB (rouge vert bleu) au musée de l’imprimerie et de la communication graphique en réalité. La dernière salle consacrée à la couleur bleue comportait en effet un affichage d’extraits de ce livre, que j’ai déniché d’occasion quelques semaines plus tard, séduite par l’idée d’un ouvrage « sur le bleu” qui ne soit pas un livre de peinture ou d’histoire mais une sorte de journal intime de la liaison de l’autrice avec la couleur. Étant moins même assez obsessionnelle d’un certain type de bleu, je peux comprendre cette passion dévorante, et j’ai beaucoup aimé la façon dont elle tente de l’analyser : par le biais de points numérotés, elle explore toutes les facettes du bleu, la façon dont il est devenu un protagoniste à part entière dans sa vie, dont il semble émailler comme un signe chaque rencontre, chaque information (saviez-vous que l’un des effets secondaires du Viagra est de teinter le monde en bleu ?), chaque sensation. Pour le plaisir, je vous en mets un petit extrait, tiré de l’anecdote n°14, mais j’aurais pu piocher n’importe où :
En général, les gens réagissent en vous racontant des histoires, en offrant des pistes de recherche ou des cadeaux, ce qui vous permet de jouer avec ces choses-là plutôt qu’avec des mots. Ces dix dernières années, j’ai reçu des encres, des tubes de peinture, des cartes postales, des teintures, des bracelets, des cailloux, des pierres précieuses, des aquarelles, des pigments, des presse-papiers, des gobelets et des bonbons bleus. On m’a présenté un homme qui s’est fait remplacer une dent de devant par un lapis-lazuli […], un autre qui voue un tel culte à cette couleur qu’il […] ne fait pousser que des fleurs bleues et blanches dans son jardin, autour de l’ancienne cathédrale bleue où il vit. J’ai rencontré le plus important cultivateur d’indigotier biologique au monde, ainsi qu’un homme qui chante “Blue” de Joni Mitchell dans un numéro de travesti à vous briser le cœur
Bleuets – Maggie Nelson
Je vous avouerai que ce dernier livre n’a pas arrangé ma propension à acheter des crayons de couleur et des tubes de peinture bleus sans aucune raison mais qu’importe, sur cette note bleutée je vous dis à bientôt pour un nouvel instant culturel de rattrapage !


