Cette année, j’avais décidé de ne pas être bénévole sur le festival Quais du Polar pour pouvoir en profiter en tant que visiteuse! Un peu frustrée lors des éditions passées de rater certains auteurs en dédicaces ou de devoir quitter des conférences passionnantes sans en voir la fin pour aller faire des photos à l’autre bout de la ville, je voulais prendre mon temps et profiter du programme.
Et l’un des premiers trucs que j’ai mis sur ma liste, c’est cette (pompeusement nommée) croisière littéraire avec Philippe Jaenada, animée par Julien Bisson, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Le 1. Au programme: un samedi matin à l’heure du marché, embarquer sur un bateau lyonnais sous la neige, prendre des notes avec les doigts gelés et écouter le passionnant Philippe Jaenada parler de son nouveau livre Au printemps des monstres, un roman-enquête qui nous plonge dans un vieux faits divers, l’affaire Lucien Léger, du nom d’un homme condamné à perpétuité pour le meurtre d’un enfant en 1964. Moi qui vous confiais hier être dubitative face aux passions que déchainent les affaires criminelles sordides, que venais-je faire là? Je n’avais même pas (encore) lu le livre dont il était question! Quelle curiosité m’amenait donc sur ce bateau ? Le plus simple, c’est que je vous raconte!
Pour commencer, qui est Philippe Jaenada? (Pour ma part, je l’ai découvert il y a peu dans le podcast Bookmakers d’Arte, donc je vous pardonne si vous ne le connaissez pas encore). Veston noir, poil blanc, improbable sac matelot à bout de bras, il cultive son personnage comme son écriture singulière. Volontiers drôle (quelques secondes après que notre bateau a quitté l’embarcadère, il s’écrira d’ailleurs « Mais ça va vite! Je m’attendais à un rythme de promenade, mais c’est un véritable hors-bord! ») et plein d’autodérision, il joue de son rôle de type un peu ennuyeux (« Quand j’étais petit, dans Picsou magazine, je préférais les scènes de pique-nique aux scènes d’action avec les Rapetou ») et pataud. À ce sujet, ne manquez pas l’épisode de la série Raconte (mi docu-mi fiction) avec l’écrivain dans son milieu naturel.
Avant d’écrire des romans-enquêtes, il s’est d’abord fait connaitre pour ses livres d’inspiration autobiographique. Mais après 15 ans à puiser dans son existence, de son propre aveux routinière, il a cherché d’autres sources d’inspiration. Intimidé par la fiction pure, il choisit de s’inspirer de la vie d’autres personnes. Mais pourquoi des enquêtes criminelles? « Une enquête sur un fait divers permet d’aller très loin dans la vie des gens. Les enquêteurs sont un peu mes collègues, ils ont interrogé toute la famille, les amis d’enfance… tout cela constitue un matériau très riche »
À la question de savoir comment il choisit les affaires criminelles sur lesquelles écrire, il avoue que des forces mystérieuses sont à l’œuvre. Chaque semaine apporte son lot de faits divers, et ses proches et lecteurs ne sont pas en reste quand il s’agit de porter à son attention de nouvelles affaires. Mais pour lui « C’est une affaire d’intuition. Certaines histoires m’intriguent en tant qu’être humain, d’autres en tant qu’écrivain. Une histoire spectaculaire ne fait pas forcément un bon livre. Il faut une époque, des personnages profonds, un milieu social particulier… » C’est ça qui va donner sa saveur au roman.
Dans Le printemps des monstres, il admet que tous les personnages sont monstrueux, et que c’était là le défi. Dans ses romans précédents, les « héros » (le cambrioleur dans Sulac, Pauline Dubuisson dans La petite femelle) pouvaient susciter l’empathie, et il cherchait en tant qu’auteur à leur rendre justice. Ici Lucien Léger, condamné sans preuves à 42 ans de prison, est un sale type et, même si Jaenada le croit innocent, il n’a pas de sympathie pour lui. Les autres personnages du roman, parents de la victime ou avocat, ne valent guère mieux, et le romancier confesse qu’après deux ans de recherches et d’écriture, il a failli abandonner son projet : « C’était déprimant de ne parler que de fausseté et de tristesse, à quoi bon raconter ça? » De façon presque miraculeuse, c’est à ce moment là qu’il tombe, aux archives des Yvelines, dans le dossier d’enquête de l’époque, sur la correspondance échangée entre Lucien Léger emprisonné et sa femme Solange. Il découvre une femme intelligente et sensible. Pour lui, c’est « la lumière au bout du tunnel », le personnage attachant « de ce panier de crabe » qu’est l’affaire Léger. Et c’est ce qui lui a donné envie de continuer ses recherches et de terminer ce roman fleuve (750 pages selon l’éditeur, 980 selon Jaenada qui admet que l’éditeur a rogné les marges pour que le livre ne fasse pas trop peur).
J’écoutais, mon crayon de papier volait sur les pages de mon cahier ligné, les gens riaient autour, je sentais le moteur du bateau ronronner sous mon siège et à un moment j’ai levé les yeux, vu qu’on était vers la Confluence et que j’avais oublié de profiter de la vue. Croisière littéraire tu parles, on aurait pu aussi bien pu être dans une cave ou une salle des fêtes, on était dans la tête de Jaenada, au milieu des notes et des vieux journaux.
Mais attendez. On a déjà parlé de forces mystérieuses, d’intuition, de miracle. Et maintenant on apprend que l’enfant dont il est question dans le livre, Luc Tarron, a été assassiné le 26 mai 1965, soit le lendemain de la naissance de l’auteur. Un lien invisible unirait-il la victime et le narrateur, Jaenada serait-il un mystique? Il nie : « C’est une coïncidence. Mais pour un auteur, ce genre de coïncidence est un signe, un encouragement. Parfois dans la forêt, on trouve des marques sur les arbres qui indiquent qu’on est sur la bonne voie. Ici, cette date a servi de signe. » Lui qui confesse par ailleurs détester la forêt admet néanmoins que quand on les cherche, les coïncidences apparaissent forcément. Il ironise: « On trouve des signes de Compostelle sur les trottoirs de Namur, est ce que ça aide vraiment le pèlerin en route pour l’Espagne à trouver son chemin? »
Julien Bisson l’interroge ensuite sur la toile de fond du roman, les années 60 sur lesquelles son regard n’est pas tendre. Jaenada explique qu’on a souvent en tête une image idyllique des années 60, véhiculée par les médias et nos ainés: l’après-guerre, les congés payés, les yéyés, Sylvie Vartan… En travaillant sur le livre, il a pris conscience que si la période a vraiment été une sorte de « printemps de notre société », elle a aussi été le début des ennuis actuels. L’affaire Lucien Léger en illustre bien certains aspects: des journaux à sensation qui s’emparent de l’enquête, une police sous-pression pour arrêter le coupable d’une affaire médiatisée, un corbeau qui tient le pays en haleine avec des lettres anonymes pendant 40 jours… Il signe l’Étrangleur, menace d’autres meurtres, se fait volontiers cruel et provocateur… Aujourd’hui, ce genre d’affaire ferait la une des chaines d’infos en continu. Quand Lucien, le corbeau, est arrêté (quasiment en direct pendant le JT de 20h sur l’ORTF!), la société entière veut lui faire payer « sa blague sinistre », même si rien ne prouve qu’il soit le meurtrier. Philippe Jaenada admet que c’est plus facile pour lui d’être objectif aujourd’hui que ça ne l’était au moment de l’enquête, et que ce que raconte l’affaire de son époque est aussi le sujet du livre. Pour lui, ce qui est intéressant quand on écrit sur un fait divers, ce n’est pas seulement ce que ça dit des individus, mais de la société toute entière.
La vérité, toute la vérité?
Si Lucien Léger a été libéré en 2005, à 68 ans, après 41 ans de prison, personne n’a jamais réussi à faire toute la lumière sur l’affaire. Jaenada reste convaincu de son innocence, mais le mystère reste entier. Même Stéphane Troplain* qui s’est passionné pour l’affaire, a rencontré le corbeau à sa sortie de prison et est resté son ami jusqu’à sa mort en 2008, n’a pas réussi à le faire parler. L’auteur n’a pu qu’échafauder des hypothèses. « On n’a pas une résolution claire comme dans un épisode de Columbo ou un livre d’Agatha Christie, où par ailleurs le coupable une fois démasqué s’avoue toujours vaincu, mais finalement ça ressemble plus à l’existence. La vie est ainsi, pleine de flous, de zones d’ombres. »
Concernant son rôle de narrateur, Philippe Jaenada assure que comme pour le récit de l’enquête, tout est vrai. Tout au plus avoue-t-il tasser ou modifier un peu la chronologie des évènements. Il a réellement vomi à 3h du matin dans la forêt où le petit Luc a été assassiné, et les problèmes de santé évoqués dans le roman sont bien réels, quoique condensés. « Il faut qu’en me lisant le lecteur se demande si je vais tenir jusqu’au bout! »
Quand Julien Bisson l’interroge justement sur cet l’usage du « je », Jaenada fidèle à lui-même répond avec une digression : Après sept romans à ne parler que de lui, son éditeur Bernard Barrault lui avait déconseillé d’écrire sur un fait divers de peur de le voir perdre un lectorat fidèle, habitué à suivre ses aventures personnelles. Quand il a compris que l’auteur s’obstinait dans cette voie, il lui a demandé « au moins, de commencer [son] livre par je« . Plus sérieusement, les aventures souvent grotesques de son personnage allègent le texte et permettent de prendre de la distance par rapport à l’époque des faits. On les regarde avec le recul des années, certaines choses ont changé depuis, disparu…
Mais j’en reviens à ma question initiale, à savoir pourquoi les gens se passionnent-ils pour ces faits divers sanglants. Pourquoi Philippe Jaenada est-il à ce point fasciné par le sordide? « Si on ne s’intéressait qu’aux joies de la vie, ce serait plus simple mais moins intéressant. C’est la profondeur humaine qui m’intéresse. Par exemple je vous regarde dans le public aujourd’hui et je me dis, c’est fou, chaque personne ici présente recèle de 1000 histoires, et pour les connaitre j’aimerais pouvoir vous ouvrir tous en deux! (puis se tournant vers le pilote du bateau alors qu’on approche de l’embarcadère) N’accostez pas! »
J’ai ma réponse, les passionnés d’affaires criminelles sont zinzins.
Mais le public hilare en demande encore, et voici venu le moment des questions. Pourquoi ne pas écrire sur des affaires contemporaines? Vous ne voudriez pas faire un livre sur l’affaire Colonna/Erignac? Est-ce qu’on peut parler du pull-over rouge de Gilles Perrault et est-ce que vous pensez que Ranucci est coupable? C’est quoi votre problème avec les parenthèses? (Clairement ce n’était pas tout à fait demandé comme ça, je résume) (le type vient quand même de menacer de nous ouvrir en deux, prudence).
Pour faire (très) court, l’affaire Colonna l’intéresse mais il ne pense pas écrire là-dessus (« Je tiens à ma vie »), les parenthèses sont sa façon naturelle d’écrire (« J’en mets huit par carte postale, et même dans mes dédicaces! ») et Ranucci est selon lui probablement coupable. (Ici j’avoue mon ignorance concernant cette histoire de pull-over rouge que tout le monde dans l’assistance semble connaitre. Après un petit tour sur internet, je résume: le livre qui date de 1978 porte sur l’affaire Christian Ranucci, condamné à mort pour le meurtre d’une petite fille, ce que l’auteur Gilles Perrault présente comme une erreur judiciaire. Une thèse largement réfutée depuis, mais qui a néanmoins contribué à l’abolition de la peine de mort en France.) Pour Jaenada, ce livre a été « le plus important de [sa] vie », parce qu’il l’a amené à s’intéresser aux faits divers, mais aussi parce qu’en creusant l’affaire plus tard il s’est rendu compte que Ranucci était probablement coupable, mais que le talent littéraire de Perrault avait convaincu tout le monde de son innocence. « Entrainer le lecteur dans la narration permet de le convaincre. C’est ça l’immense force de la littérature« .
Pour ce qui est de s’intéresser à des faits divers plus récents, nous devons en conclusion à Julien Bisson une petite indiscrétion. L’auteur lui ayant confié avant d’embarquer pour la croisière le sujet de son prochain livre, il le pousse à en parler. « Je me suis toujours dit que je n’écrirais pas sur une affaire contemporaine. Peur de blesser les gens, la famille etc. J’écris sur des affaires anciennes, tous les protagonistes sont morts, c’est plus facile. » Mais le 2 septembre 2021 lors d’une séance de dédicaces, un homme prénommé Alain est venu lui demander de l’aide. Une semaine après, il était incarcéré pour l’assassinat d’une vieille dame, puis condamné sans preuves à 15 ans de prison alors qu’il a déjà 66 ans. Depuis, l’auteur écrit à toute vitesse (le livre devrait sortir avant la fin de l’année), dans l’espoir que les journaux parlent de l’affaire, et pourquoi pas pour obtenir une révision du procès? J’ai hâte en tout cas de découvrir ce nouveau récit (et me voilà contaminée par la zinzinerie)!
*Si vous voulez creuser, un épisode d’Affaires sensibles a été consacré à l’affaire Léger, avec notamment Stéphane Troplain comme invité.
Ps: Comme pour la rencontre avec Clémentine Thiebaut, j’avais embarqué mon Mec (Ça te dit une petit croisière sur la Saône?) et nous lui devons les dessins ci-dessus, pris sur le vif (lui non plus n’a pas vriament profité du paysage!)