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Si vous suivez ce blog depuis quelques années, vous ne serez pas surpris de croiser le nom d’Andreï Kourkov par ici. Je vais d’ailleurs m’auto-citer sans aucune humilité et en italique pour vous faire un petit résumé : en 2010 une amie m’avait prêté Le pingouin (l’histoire loufoque d’un écrivain raté, dont le seul ami est un pingouin, embauché pour rédiger des rubriques nécrologiques de gens encore en vie, mais pas pour très longtemps) puis Les pingouins n’ont jamais froid (l’écrivain, après un séjour en Antarctique, cherche à retrouver son pingouin dépressif Micha. Cette quête arrosée de vodka le mènera entre autres au sein de l’équipe électorale d’un futur député moscovite, dans un crématorium tchétchène et un cyber café ukrainien). En 2011, je tombait avec bonheur sur un exemplaire d’occasion de Laitier de nuit (où il est question de somnambules, de psychiatres ambitieux, d’embaumement humain, de trafic de fromage de chèvre, de chats ressuscités et de vodka évidemment) avant de remettre le couvert en 2014 avec Truite à la slave (un récit court et loufoque déroulé sous la forme d’un mystérieux menu).

Et puis quoi, plus rien? Kourkov a pourtant publié 5 livres depuis! J’avoue, je l’avais un peu perdu de vue, jusqu’à ce que le conflit en Ukraine le rappelle à mes souvenirs. En ambassadeur polyglotte, russe de naissance mais ukrainien depuis l’enfance, il est depuis février l’une des voix ukrainiennes qui nous aident à mieux comprendre le conflit. Quand j’ai vu qu’il était invité à Lyon pour présenter son dernier livre Les abeilles grises, j’ai foncé!

Convié par la librairie La Voie aux Chapitres au Collège Supérieur de Lyon, Andreï Kourkov est donc venu nous parler de Sergueïtch et Pachka, les héros de son dernier livre, deux ennemis d’enfance vivant seuls dans un village abandonné de la « zone grise », ce coin de Crimée coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses. Sergueïtch l’apiculteur soutient l’Ukraine, Pachka préfère ses « protecteurs russes », mais les deux hommes vont devoir cohabiter pour résister ensemble à l’adversité. Ecrit il y a 4 ans mais tout juste traduit en français, le roman préfigure le conflit actuel et a conféré à son auteur une sorte d’aura visionnaire qui lui vaut d’être reçu partout pour causer géopolitique, et de s’être vu interpellé en fin de rencontre par un de ses lecteurs: « Que va-t-il se passer en Ukraine maintenant?« 

Mais revenons tout d’abord à la genèse du roman. Kourkov explique que depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, la guerre est présente en Ukraine. À Kiev, ils ont vu affluer de nombreux réfugiés du Donbass; d’abord des riches à bord de belles voitures, puis les autres, en nombre. Parmi eux, l’auteur a fait la connaissance d’un jeune homme originaire de Donetsk, qui lui a expliqué que chaque mois, il se rendait près de la ligne de front dans le Donbass, dans un village où n’étaient restées que 7 familles dans une sorte de zone grise entre les positions des séparatistes pro-russes et celles de l’armée ukrainienne, pour les approvisionner en médicaments et divers biens essentiels. C’est ce récit qui a été le point de départ du roman.

Dans cette zone grise, il n’y a pas de guerre à proprement parler. Mais pire encore peut-être pour Kourkov, il y a cette habitude de la guerre qui s’installe. On s’adapte, on s’habitue au bruit des bombes, à l’idée de la mort. Son roman ne parle pas de la guerre. Ce qu’il a voulu raconter, ce n’est pas la guerre, c’est l’histoire des gens dans la guerre. Et quand le libraire le taquine: « Aujourd’hui on connait la suite! », il répond: « Oui, mais on ne connait pas la fin! Il n’y a pas que l’histoire politique, il y a les histoires humaines. Avec ma femme nous avons du quitter Kiev, et notre vie, la vie des gens, a changé. Il existe déjà beaucoup de livres sur la guerre, moi ce que j’espère, c’est que les histoires de tous ces gens seront racontées. »

Je me rends compte que malgré tous les reportages que j’ai pu lire depuis le début du conflit, je ne sais presque rien de l’Ukraine. Ecouter Kourkov parler de son pays, c’est comme se trouver devant un puzzle. Pièce par pièce, on entre dans la nuances, la chronologie historique se mêle aux anecdotes personnelles, les clichés aux observations, et on finit par entrevoir un portrait complexe de la population. L’Ukraine est un grand territoire, composé de 26 régions avec des gens très différents. Il y a beaucoup de clichés de part et d’autre: à l’ouest, on considère souvent les gens du Donbass comme des bandits, et pour les gens du Donbass, les gens de l’ouest sont des nationalistes extrêmes… Je ne savais rien des Tatars de Crimée, déportés en 43, pour certains revenus en 1991 mais délaissés par les autorités ukrainiennes. Kourkov rappelle que depuis le VIe siècle, le pays manque de stabilité. Plus de 400 partis politiques y sont enregistrés : plutôt que de se rassembler autour d’idées communes, chacun veut créer son parti, exposer ses idées.

Quand on l’interroge sur ses prétendus dons de clairvoyance, l’auteur signale avec malice que ce n’est pas la première fois. En 2004, son livre Le Dernier Amour du président campait un homme devenu président presque par hasard, préfigurait la révolution à venir et traitait des tensions diplomatiques entre la Russie et l’Ukraine. Cerise sur le gâteau, il évoquait les tentatives d’empoisonnement sur le président 6 mois avant que Iouchtchenko ne soit lui-même empoisonné! Kourkov confesse avoir été interrogé par les services secrets à cette occasion, et rappelle que ce n’est pas un hasard si le livre a été interdit à deux reprises en Russie…

Pour lui, Poutine veut rester dans les livres d’histoire comme celui qui a reconstruit l’empire soviétique, et il ne se passera rien, politiquement parlant, avant sa mort. Ensuite, différents groupes s’affronteront, oligarques, généraux etc. Les oligarques qui souffrent de la guerre « parce qu’ils ne peuvent plus aller à Cannes » tendront sans doute vers la paix, mais si les généraux gagnent la guerre est loin d’être résolue. Sa vision des Russes est assez pessimiste : à la différence des ukrainiens, la population accorde une grande importance à la stabilité. C’est pourquoi la plupart des Russes soutiennent Poutine et approuvent d’une certaine manière la censure. Il rappelle que de nombreux écrivains, professeurs et étudiants russes ont signé des tribunes de soutien à la guerre. « Certes il y a des intellectuels contre Poutine, et aussi des gens qui fuient par peur d’être mobilisés, mais dans les deux cas ces gens quittent la Russie, donc le pourcentage de la population qui soutient Poutine augmente encore ».

Mais revenons au roman, pourquoi les abeilles? « Les apiculteurs sont vus comme des hommes sages qui connaissent la nature. Sergueïtch comme beaucoup de gens dans le Donbass regrette l’époque soviétique, et les abeilles sont pour lui une société communiste idéale ». Pour écrire le roman, Andreï Kourkov s’est formé à l’apiculture en Lituanie. Il a aussi testé le thérapie curative proposé par Sergueïtch dans le livre et qui consiste à dormir sur les ruches, mais reste sceptique quant aux résultats obtenus. Plus sérieusement, il rappelle que le miel a quelque chose de primitif, d’ancestral. « Le miel existait avant le pain et c’est l’une des plus anciennes monnaies d’échange. Sergueïtch est pauvre mais il a du miel: voyager avec des abeilles, c’est comme voyager avec un trésor ». Et puis il y a aussi l’aspect symbolique: dans le roman, la guerre a changé le goût du miel. Les retombées de poudre à canon dues aux nombreuses explosions ont contaminé les fleurs et rendu le miel amer. C’est cela qui va pousser Sergueïtch à partir, c’est pour préserver son trésor qu’il va entreprendre ce voyage.

Quand vient le moment des questions du public, la richesse de l’univers de Kourkov se confirme: entre la jeune femme qui vient de découvrir le Pingouin et s’interroge sur la genèse de la métaphore animalière, l’aspirant complotiste qui veut entendre que tout est de la faute des américains et la critique en herbe qui se pique d’avoir noté le motif récurrent d’un personnage de petite fille dans les romans, on voit que chacun a vu dans les livres quelque chose de différent. Et n’est-ce pas le propre de la très bonne littérature, de résonner en chacun différemment?

Interrogé sur un futur ouvrage, Kourkov confesse qu’il lui est actuellement impossible d’écrire de la fiction, et qu’il a abandonné le roman commencé avant le début de la guerre. La même chose lui était arrivée au moment de l’Euromaïdan, ces manifestations pro-européennes de 2013 à Kiev qui avaient débouché sur la révolution sanglante de Maïdan en 2014. Habitant tout près, l’auteur avait délaissé son roman en cours pour se rendre chaque jour sur la place et prendre en note le quotidien de la place occupée. Une sorte de journal mêlant encore une fois l’intime et l’histoire politique. « Quand la réalité devient trop forte, c’est impossible de faire de la littérature. » Mais il continue d’écrire toutefois, des articles notamment, parce qu’il est important de garder une trace, de témoigner de ce qui se passe.

Au-delà de la guerre et des nombreuses victimes, il a conscience que le drame de ce conflit est aussi dans cette tentative de Poutine d’étouffer, d’anéantir l’identité et la culture ukrainienne. Dans les régions annexées, on n’enseigne plus en langue ukrainienne, les écoles ont dû adopter de nouveaux manuels et une « vision russe » de l’histoire, et dans toute l’Ukraine de nombreux musées et lieux de culture ont été détruits… Malgré tout, Kourkov essaie de rester confiant: « Le pays fonctionne. Il n’y a plus d’essence, plus de sel, plus de Tonic, mais la vie continue. Les théâtres ont réouvert, on fait des concerts dans les abris anti-bombes, dans les villages libérés des russes la vie a repris son cours tout de suite, c’est aussi ça la résistance!« 

Merci à La Voie aux Chapitres, au Collège Supérieur de Lyon et à la Villa Gillet pour l’organisation de cette rencontre!