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Le 31 mai, l’Association LALCA (Laboratoire d’Architectes-Lutteurs et de Chercheurs-Artistes) présentait son travail de collecte de témoignages sonores d’usagers des derniers bains-douches de Lyon et annonçait la remise, en octobre 2022, d’une sélection de ces précieux témoignages aux Archives municipales de Lyon. Pourquoi ça m’intéresse? Je vous raconte.

Le mois dernier, je découvrais sur Tënk (l’épatante plateforme ardéchoise de documentaires en VOD dont je vous ai déjà parlé) le film Sous la douche, le ciel d’Effi & Amir qui raconte l’épopée d’un groupe de citoyens belges pour ouvrir à Bruxelles des bains-douches pour les plus démunis. Pourquoi une épopée? Parce qu’étonnement, les obstacles au projet ne sont pas tout à fait ceux auxquels on s’attend. Au-delà de la recherche d’un bâtiment et des demandes de financement, il s’agit surtout pour l’association DoucheFLUX de se battre contre les préjugés et la volonté des acteurs publics de cacher ceux qu’on ne saurait voir, et de se débiner ainsi devant leurs devoirs. J’ai partagé le documentaire avec plusieurs personnes, et notamment avec un ami qui milite depuis de nombreuses années dans un combat similaire, ou pour le moins parallèle, l’accès aux toilettes sur la voie publique. Pour les SDF certes, mais aussi pour quiconque a de temps en temps envie de faire pipi, c’est à dire absolument tout le monde. Evidemment il a beaucoup aimé le film, et m’a rappelé un évènement que j’avais oublié: en 2016, les bains-douches du premier arrondissement de Lyon ont fermé malgré la mobilisation populaire, ne laissant pour toute la ville qu’un seul établissement similaire. Un collectif bains-douches s’était même formé à cette occasion, avec pour devise Douche pour un, douche pour tous! Je venais d’arriver à Lyon et j’étais encore éloignée des milieux militants, mais la nouvelle était néanmoins parvenue à mes oreilles. Sur les conseils de cet ami, je me suis replongée dans les archives du collectif et me suis passionnée sur la question. Aussi, quand j’ai vu qu’une conférence abordant ce sujet sujet était organisée aux Archives de Lyon, j’ai foncé!

Pour commencer, qui est l’Association LALCA?

LALCA signifie laboratoire d’architectes-lutteurs et de chercheurs-artistes. C’est un laboratoire de recherche et de création sur la ville et l’habiter. Depuis 2018 leur projet Hospitalité(s) les amène à revisiter la métropole lyonnaise par le prisme de la précarité. Une précarité qui peut entre autres se mesurer en termes de déplacements sur le territoire, puisque les lieux correspondants aux besoins élémentaires, d’ordinaire assouvis à domicile, sont pour les plus précaires dispersés en différents points. Parmi ces besoins élémentaires, se laver. Il faut parfois 3h pour prendre une douche, parfois à pied pour ne pas croiser la police, quand on n’a pas de papiers par exemple. Pas seulement pour rester propre, mais aussi rester digne, prendre soin de soi, s’ausculter, se changer, et pourquoi pas échanger. LALCA s’est donc tout naturellement intéressé aux bains-douches municipaux.

Les derniers bains-douches de Lyon: les bains-douches Delessert

Les bains-douches municipaux de Gerland sont, depuis la fermeture de ceux du 1er arrondissement en 2016, les derniers à Lyon. Ouverts du lundi au vendredi de 7h30 à 17h30, ils offrent un accueil inconditionnel, gratuit et anonyme et accueillent 150 personnes par jour en moyenne, parfois jusqu’à 350 personnes. Avec 22 cabines de douche et 6 agents municipaux, ils sont l’unique lieu de ce genre sur le territoire lyonnais – certaines associations proposent des douches mais peuvent avoir des critères particuliers – et on y vient depuis Vaise, Givors ou plus loin encore.

Affiche contre la fermeture des bains-douche du 1er arrondissement de Lyon en 2016

LALCA et la récolte de témoignages aux bains-douches

Comment faire pour augmenter l’offre de bains-douches à Lyon? Pour préserver les bains-douches existants? Pour attirer l’attention du public et des pouvoirs publics sur ces questions? Le problème des bains-douches comme de bien d’autres services d’aides destinés aux plus précaires, c’est qu’on ne s’y intéresse que quand on en a besoin. (Avant d’appeler le 115 en quête d’une place pour dormir pour une famille de Serbes à la rue rencontrés un soir sous la pluie, j’ignorais par exemple que c’était si compliqué). Alors comment porter la voix des usagers des bains-douches ? LALCA a eu l’idée de collecter leurs témoignages oraux. Une façon de donner la parole à des personnes qu’on entend rarement, mais aussi de personnifier ces témoignages: la voix, l’accent, l’hésitation, l’émotion parfois, imprègnent ces documents sonores qui ont une toute autre résonnance qu’un entretien retranscrit à l’écrit.

Ce soir-là, on nous fait écouter le portrait de Radouane, 47 ans, SDF depuis un an, qui raconte ses errances dans la ville avec sa valise à roulette et des photos de ses filles. Il lit beaucoup, écrit, et chante aussi. Du Aznavour, du Julio Iglesias… et rappelle avec beaucoup d’à-propos que « chanter sous la douche c’est exister« . D’autres témoignages montrent que les SDF ne sont pas les seuls usagers des bains-douches: femmes enceintes ou personnes âgées ayant peur d’enjamber une baignoire, personnes ayant des problèmes de mobilité… les expériences sont multiples.

LALCA a imaginé un dispositif d’enquête baptisé « campement sonore » : installée près des bains-douches de Gerland, une caravane rouge fait office de point de repère pour rencontrer les usagers, et de studio d’enregistrement pour collecter leurs histoires et leur expérience de la ville au quotidien. Le projet se déroule en plusieurs étapes: un salon urbain permet de leur présenter le projet. S’ils acceptent de participer, ils sont dirigés vers la caravane où leur voix est enregistrée lors d’entretiens qui peuvent durer une heure. Ensuite, ces témoignages sont remaniés pour obtenir de courts portraits sonores de 3 à 5 minutes (le temps estimé d’attention d’un passant, debout dans l’espace urbain) ou des polyphonies citadines plus longues qui regroupent plusieurs témoignages autour d’une même thématique. Enfin, ces œuvres sonores sont proposées à l’écoute, non seulement au sein du campement sonore même, mais aussi lors d’expositions ou de manifestations diverses comme les journées du patrimoine.

le campement sonore mobile de LACLA

Julie Bernard, architecte et membre fondateur de LALCA, est formelle: « Ecouter ces témoignages, c’est déjà avoir des idées de programmation. Entendre Radouane, c’est penser par exemple à de nouvelles manières de lire dans l’espace public ». (En architecture, on appelle programme le document à destination des architectes qui synthétise les caractéristiques en matière de contexte et de besoins d’un futur projet architectural). Après une journée d’étude interdisciplinaire organisée avec l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon et réunissant diverses professions en sciences sociales et conception (architectes, sociologue, anthropologue, philosophe, designer…), elle assure qu’ensemble, après écoute des témoignages des usagers, ils avaient déjà dressé la base d’un cahier des charges très complet pour aménager des bains-douches répondant aux besoins.

Les bains-douches, un écosystème d’une richesse insoupçonnée

En s’installant pendant plusieurs semaines de manière récurrente à proximité des bains-douches, LALCA s’est connecté non seulement avec les usagers, mais aussi avec le personnel et d’autres acteurs alentours, et d’autres projets ont fini par émerger. Avec un agent collectionneur de cartes postales anciennes, ils ont réalisé la carte postale fictive des bains-douches de Gerland. Une autre agente passionnée de photographie a réalisé des clichés des bains-douches qui ont ensuite été exposés sur place. Le savon de Gerland a aussi vu le jour en 2019, en partenariat avec le jardin « L’Oasis de Gerland’, le Centre communal d’Action sociale, les habitants du quartier et les étudiants de l’ISARA. 300 savons sont ainsi distribués chaque année aux bains-douches.

Pour tous les gens qui gravitent autour de ce lieu, chacun de ces projets est une façon de se l’approprier, d’en être acteur et pas seulement usager, voisin ou employé. Parmi le personnel il se dit qu’auparavant, ce sont les agents punis après une faute professionnelle qui se retrouvaient là. Aujourd’hui le regard sur les lieux a changé, et un tapis-rouge est même déroulé sur la montée des marches des bains-douches lors des journées du patrimoine!

Porter la voix de ceux qu’on n’entend pas, au sens propre

Le projet de LALCA, ce n’est pas seulement de récolter des témoignages, mais de les faire entendre, de les porter aux oreilles des élus et décideurs. Depuis le changement de municipalité en 2020, l’ouverture de nouveaux bains-douches dans le quartier de la Part-Dieu à Lyon est prévue. LALCA aimerait que les récits qu’ils ont récoltés puissent être pris en compte dans la programmation de ce futur lieu, pour ajouter à l’expertise théorique des urbanistes l’expertise de terrain des usagers et agents des bains-douches.

Mais pourquoi déposer ces témoignages aux archives municipales? Pour LALCA, ils sont un autre regard sur la ville et montrent des expériences urbaines différentes. Quoiqu’en marge de l’expérience dominante, ces récits participent aussi à l’histoire de la ville et sont importants pour mieux la comprendre. L’espace public, souvent vu comme un espace qu’on traverse pour se rendre d’un lieu à l’autre, est pour certains le seul lieu de vie. Les témoignages des sans-abri sont donc une source précieuse et complémentaire de connaissances sur le milieu urbain. D’où l’intérêt de les déposer aux Archives.

L’autre enjeu, c’est d’inscrire ce travail dans le patrimoine de la ville, d’en faire une donnée quasi institutionnelle, de valeur, d’utilité générale, afin que les élus soient obligés d’en tenir compte. Un dossier UNESCO pour tenter de faire inscrire les bains-douches au patrimoine immatériel de la ville est aussi en cours afin de protéger le droit pour tous à se laver et empêcher la disparition des bains-douches.

Plus généralement et comme le souligne une employée du centre culturel Le Rize présente dans le public, on pourrait aussi imaginer une mutualisation des ressources et équipements dans la ville : il y a des douches dans les piscines municipales, des vestiaires au Musée d’Art Contemporain qui pourraient servir de bagagerie… Les bibliothèques municipales sont déjà des lieux ressources pour les SDF qui viennent s’y abriter du froid ou de la pluie. À New-York, on y trouve des douches pour les sans-abris!

Anciens bains-douches de Flesselles construits en 1934 (4 impasse Flesselles) / actuelle Société d’Escrime de Lyon dans les locaux des anciens bains douches et lavoir du quartier Villette réalisés dans les années 1930 (215 rue Paul Bert) / Deux projets des architectes Chollat et Robert

Les bains-douches, un concept d’avenir?

Les membres de LALCA rappellent volontiers que la salle de bain individuelle est un concept récent. Si elle a apporté un confort indéniable dans les logements, elle n’est pas nécessairement le seul modèle à prendre en compte. Car les bains-douches sont bien plus qu’un endroit où se laver. Comme aux thermes romains ou au hammam, c’est aussi un lieu de sociabilisation, de rencontre. Auparavant, il y avait des bains-douches dans chaque arrondissement de Lyon et c’était des lieux importants de la vie quartier. On en trouvait dans la gare de Perrache, pour les voyageurs, et il y avait des toilettes publiques un peu partout en ville. On n’essayait pas de nier des besoins essentiels à tous, et on leur faisait au contraire une place dans l’espace public.

À l’inverse, le fait qu’aux bains-douches de Lyon il n’y ait plus que des cabines de douche ramène le lieu à sa seule fonction d’hygiène. En comparaison, les bains-douches de Strasbourg ou Mulhouse sont des endroits magnifiques, pensés pour y passer du temps autant que pour s’y laver. Il n’y a pas de raison pour qu’il s’agisse de lieux sordides réservés aux plus démunis, on peut aussi imaginer des lieux plaisants où tous auraient plaisir à se retrouver. À Strasbourg, des baignoires permettent de se délasser tout en discutant. À Mulhouse, on y trouve un bassin pour apprendre à nager, et on y croise une population très variée.

Julie Bernard va plus loin encore et imagine qu’avec la baisse des ressources mondiales en eau douce, on pourrait être contraints abandonner la douche individuelle pour revenir à une généralisation des bains-douches. Le public dans la salle se renfrogne mais l’idée est lancée!

À venir, l’installation en salle de lecture et fresque pour inaugurer le don des témoignages aux Archives le 13 octobre 2022, en présence des adjoints à la culture et aux affaires sociales de Lyon. En attendant, tout le matériel est accessible sur le site internet de LALCA.