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C’est la rentrée (tardive je vous l’accorde) de l’instant culturel, un petit concentré de mes insomnies de l’été à base de soucis, de moustiques et de canicule. Avec des romans, des essais, des livres d’art et de petites choses qui m’ont accompagnée pendant cet été sans vacances. (C’est moi ou cette intro sent la déprime à plein nez?) (Restez promis on va quand même rigoler) (ou pas).

Covid oblige, j’ai moins fréquenté les bibliothèques cet été et pioché dans mon stock à la maison, et mes libraires de confiance en ont bien profité à la rentrée en mettant sous mon nez désintoxiqué leur meilleure came en matière de classiques et de nouveautés. J’y entrai avec deux ou trois titres en tête et, pauvre de moi, me laissai happer entre les rayonnages, attirée ici par une jolie jaquette, là par un titre évocateur puis, poussée par la frénésie, tout en surveillant du coin de l’œil la pile oscillante calée sur mon avant-bras, allongeait la note en mode « foutu pour foutu » jusqu’à ce ma vue se brouille et mon biceps crie grâce (ouais, carrément).

george orwell récit autobiographique

George Orwell – Dans la dèche à Paris et à Londres : Mais comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de ce livre étonnant? Avant d’être l’auteur que l’on sait (1984la ferme des animaux), Orwell a dans sa jeunesse roulé sa bosse en France et en Angleterre, vécu de petits boulots, connu la faim et partagé le sort des vagabonds en quête de pain et d’un lit pour la nuit. De monts de piété en bistrot, d’asile pour sans-abri en meublé crasseux, il dépeint dans ce livre le quotidien du petit peuple qui n’a d’autre perspective que celle du repas suivant, de la nuit qui arrive et efface tout jusqu’au lendemain. Si j’ai trouvé les premières pages un peu poussives (il s’agit là de ses tout premiers écrits), le documentaire bascule peu à peu dans l’analyse et le texte est émaillé de réflexions brillantes. J’ai truffé le bouquin de post-it, signe d’enthousiasme s’il en est, je vous mets ici quelques extraits :

« Curieuse sensation qu’un premier contact avec « la débine ». C’est une chose à laquelle vous avez tellement pensé, que vous avez si souvent redoutée, une calamité dont vous avez toujours su qu’elle s’abattrait sur vous à un moment ou un autre.[…] Vous vous imaginiez que ce serait terrible : ce n’est que sordide et fastidieux. C’est la petitesse inhérente à la pauvreté que vous commencez par découvrir. Les expédients auxquels elle vous réduit, les mesquineries alambiquées, les économies de bouts de chandelle. »

« Je crois que cette volonté inavouée de perpétuer l’accomplissement de tâches inutiles repose simplement, en dernier ressort, sur la peur de la foule. La populace, pense-t-on sans le dire, est composée d’animaux d’une espèce si vile qu’ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés. […] C’est cette peur d’une populace présumée dangereuse qui pousse la plupart des individus intelligents à professer des opinions conservatrices. Mais cette peur relève davantage de la superstition que de la raison. Elle s’appuie sur l’idée selon laquelle il y aurait une différence mystérieuse, fondamentale, entre les riches et les pauvres […] En réalité, cette différence n’existe pas. Riches et pauvres ne se différencient essentiellement que par leur niveau de revenu, et rien d’autre : le millionnaire moyen n’est rien d’autre que le plongeur moyen arborant un complet neuf. […] Cette ignorance conduit tout naturellement à une peur superstitieuse de la populace, [alors que] la populace est déjà déchaînée et, sous les espèces du riche, elle emploie son pouvoir à mettre en place ces bagnes de mortel ennui que sont les hôtels chics. »

« Les jurons, et surtout les jurons anglais, présentent quelque chose de mystérieux dans leur réalisation. En lui-même, le fait de jurer est aussi irrationnel que la magie – c’est, de fait, une sorte d’acte magique. »

kate tempest roman

Kate Tempest – Ecoute la ville tomber : Avec ce livre il m’a fallu m’habituer à l’écriture si particulière de Kate Tempest. Ce texte serré, ce débit saccadé, cette langue imagée un peu étrange. J’ai relu plusieurs fois les premières pages avant de les comprendre, mais une fois « rentrée dedans », en immersion si je puis dire, je n’en suis plus sortie avant la fin. Joie de l’insomnie, lire un livre d’une traite est un petit privilège : se laisser happer entièrement, sans diversions, sans entrecouper sa lecture d’autres mots, d’autres préoccupations que celle de voir avancer l’histoire. Pourtant, c’est peu dire que le sujet du livre m’était pour beaucoup étranger, et je ne me suis pas identifiée aux personnages, jeunes paumés pourtant attachants fuyant Londres avec une valise pleine de fric. Mais quel plaisir que cette langue riche et rythmée qui dit Becky, Pete, Harry et Leon, qui dit les désillusions, le cynisme et les rêves d’une génération !

le destin tragique d'odette léger et son mari robert

françois bouton photographies

François Bouton – Le destin tragique d’Odette Léger et de son mari Robert : J’ai eu un coup de foudre en librairie pour ce livre il y a deux ans, mais ne l’ai ouvert que cet été. Dédoublement de personnalité? Non, c’est juste que pour moi chaque livre, chaque histoire, vient en son temps, et s’il y avait derrière cette couverture bleue un fil à tirer, le moment n’était pas encore arrivé. Il ne s’agit pas ici d’un roman, bien que le livre raconte une histoire. Il s’agit d’un ovni, mi biographie non officielle mi livre de photographies. Pendant des années François Bouton a observé ses voisins. D’abord adolescent puis devenu adulte, il a regardé évoluer ce couple tenant un salon de coiffure en face de la maison de ses parents. Il les a photographié, immortalisant grands événements – une nouvelle devanture, une vitrine qui fait la une des journaux – et détails insignifiants.

Il a su saisir leurs habitudes, leurs petites manies, et avec elles la vie de la rue, dans la rue, les fêtes de quartier, la neige à pelleter, le temps qui passe, les petits tracas et les grandes tragédies, d’un regard plein de malice et de tendresse, et avec comme une nostalgie anticipée de ce qui va disparaître un jour et ne reviendra plus. Grâce à lui, Robert et Odette qui ne sont plus ne sont pourtant pas des inconnus, et j’ai l’impression d’avoir déjà vu cette silhouette sortir de son salon pour renseigner un passant, et bien connu ce coiffeur qui vendait aussi des cannes à pêche et dont l’épouse faisait sécher slips et maillots de corps à la fenêtre de sa cuisine.

didier eribon

Didier Eribon – Retour à Reims : J’avais raté l’adaptation au théâtre des Célestins de Lyon à Noël (trop cher), puis j’avais réservé le livre à la bibliothèque juste avant le confinement (toutes les réservations ont été annulées, encore raté) donc autant vous dire qu’acheter et (enfin) lire ce bouquin était en bonne place sur ma to-do list de l’été. Mon libraire ne l’avait pas, j’ai dû commander, et quand enfin j’ai eu entre les mains ce petit livre de poche jaune, j’ai clairement eu l’impression d’avoir atteint le niveau final d’un jeu vidéo, celui avec le monstre qui crache des flammes. Parce qu’il faut vous dire que ça fait des mois que je parle de ce livre à tout le monde sur la base de deux-trois entretiens radiophoniques de l’auteur (entre autres  ou ) et quelques extraits, ça commençait à devenir ridicule de ne pas l’avoir lu en entier.

Un petit résumé? « Après la mort de son père, l’auteur revient à Reims, sa ville natale, et retrouve son milieu d’origine avec lequel il avait rompu trente ans auparavant. » Ce milieu, c’est un milieu ouvrier, peu lettré, ouvertement homophobe et raciste, qu’il a fuit pour faire des études puis pour vivre sa vie à Paris. En ravivant ses souvenirs, le sociologue-philosophe s’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à partir, sur ce qu’aurait été sa vie s’il était resté, et sur le sentiment de honte qu’il a longtemps porté en lui. La honte d’être issu de ce milieu d’un côté, celle d’avoir « trahi » sa famille de l’autre, de s’en être détaché – pour nécessaire que fut ce détachement, cela n’empêche pas le sentiment de culpabilité. En se construisant loin de ce que ce milieu représentait, Didier Eribon montre comment celui-ci a malgré lui imprégné sa vie, repoussoir dont il se sent néanmoins solidaire, notamment dans son engagement politique. Au-delà du récit de vie, ce texte montre bien comment les déterminismes à l’oeuvre dans la société façonnent deux mondes qui s’excluent, et comment l’auteur lui-même, en s’extrayant du premier pour intégrer le second, se trouve au cœur d’un rapport de forces où se bousculent idéaux politiques et émotions trop longtemps tenues à distance.

sophie marie larrouy

Sophie-Marie Larrouy – L’art de la guerre 2 : C’est ans doute un hasard (ou pas) mais ce livre lu cet été est aussi l’oeuvre d’une transfuge de classe qui vient de l’est de la France (les Vosges, aka la maison <3), il est autobiographique et relate les aventures d’une jeune fille qui se croyait sans avenir avant de réaliser qu’elle avait un destin. C’est un poil moins intello que le livre de Didier Eribon, mais grosso modo le propos est le même, jugez plutôt:

« En réalité, je dis ça mais ça me fend le cœur, j’ai l’impression de trahir les miens en voulant passer « dans l’autre camp ». Ça me fait fantasmer autant que ça me soulève la poitrine, parce que si elles (=les meufs qui ont une maison de famille à l’île d’Yeu NDLR) ont des cheveux propres et des mains de connasse de branleuse de pianiste, si à elles revient le monde matériel, nous, le bar-tabac, moi et toutes mes sœurs à grosses mains sèches, on a hérité du monde sensible. On sait pas quoi en foutre, mais il est à nous quand même. »

Pour ceux qui l’ignorent, Sophie-Marie est comédienne, autrice et patronne du podcast A bientôt de te revoir qui m’a beaucoup fait procrastiné ces derniers temps. Dans ce livre elle raconte comment, partie des Vosges et d’une grosse dépression, elle est montée à Paris pour suivre ses rêves. Et son actu du moment, c’est un tout nouveau podcast où elle part à la rencontre des gens de France et de Navarre pour leur donner la parole. J’ai hâte !

(j’ignore pourquoi cette vidéo refuse de se centrer je lâche l’affaire on s’en fous)

 

Annie Ernaux – La place : Et comme j’ai senti qu’on était sur une dynamique porteuse et que Didier Eribon cité plus haut en parle souvent, j’ai relu ce petit livre lu quand j’était étudiante et dont je ne me souvenais pas trop. A l’occasion du décès de son père, l’autrice y revient sur sa vie avant son départ de chez ses parents, de son enfance jusqu’à son départ, et des relations ambiguës qu’elle entretient avec sa famille, de petits commerçants de province, au fur et à mesure qu’elle s’en détache, étudie et quitte leur monde.

Ca m’a mis un cafard épouvantable, cette tendresse mâtinée de regrets, ce constat d’impuissance sur la distance qui s’installe malgré les liens et le socle commun de valeurs, et en même temps j’ai trouvé ça beau, de réussir à analyser et à dire tout ça, parce que rien que de le formuler, d’y réfléchir et de l’écrire, est un acte d’amour qui transcende les barrières de classe et les incompréhensions, car loin d’être un mépris ou une indifférence, cela montre combien ces liens, qu’on le veuille ou non, ont de l’importance.

annie ernaux mémoires

Sylvain Prudhomme – Par les routes : On change de sujet (Qui a dit « ouf? ») et on va se balader le pouce en l’air au bord des routes avec ce très chouette roman! L’auto-stoppeur du livre, c’est cet homme qui sillonne les routes d’aires de repos en places de villages. Il prend la route pour le plaisir, sans destination précise, poussé par le désir de rencontres, l’envie de voir du pays. Il photographie ceux qui l’embarquent à leur bord, recueille un peu de leur histoire, se connecte à l’autre le temps d’un aller simple, toujours attiré par un ailleurs, d’autres visages, d’autres routes…

Sauf que celui que l’on suit dans le roman, ce n’est pas l’auto-stoppeur mais son ami Sacha, écrivain quarantenaire en quête d’une vie nouvelle et qui a retrouvé par hasard, en s’installant à V., le compagnon perdu de vue avec qui il taillait la route dans sa jeunesse. Tous deux ont vieilli, et si on ignore ce qui les a séparé à l’époque, on comprend vite ce qui les rassemble encore. Bien que l’auto-stoppeur soit aujourd’hui marié et père, la fièvre de la route le reprend bientôt. Il part alors, toujours plus souvent, plus longtemps, plus loin, et entame avec sa femme Marie, son fils Agustin et son ami Sacha une sorte de jeu de piste à base de cartes postales et de photos qui sèment le trouble. Car s’il incarne l’envie de partir à l’aventure – ou de partir tout court – qui sommeille en chacun de nous, sa liberté est aussi pour les autres synonyme d’abandon et de folie.

une histoire de france roman

Joffrine Donnadieu – Une histoire de France : Quand j’ai feuilleté ce livre en librairie avant la dédicace de Titiou Lecoq, la libraire s’est approchée de moi et m’a dit: « Euh, je vous préviens, ce livre est… euh, bizarre ». J’ai répondu : »Je sais, il est question d’abus sexuels, j’en ai entendu parler ». »Ahem ce n’est pas juste ça. C’est aussi cet endroit, cette ville où l’histoire se passe, ça a l’air tellement glauque, vraiment, je ne sais pas si je vous recommande cette lecture ». J’ai reposé le livre en riant. Cette ville est glauque, et j’en sais quelque chose, j’y ai passé mon adolescence et je confirme, je ne recommande pas vraiment la visite touristique ! Quand mes parents s’y sont installés, j’avais 14 ans, c’était les vacances de la Toussaint et il a plus pendant au moins 80 jours sans discontinuer. On habitait à coté du cimetière, près du canal, séparés du centre-ville par les remparts construits par Vauban, les élèves du collèges étaient tous plus ou moins cousins et j’ai passé des années à entendre qu’on ne devait le maintien de la gare qu’à la présence du 516e régiment dans le coin. Le cœur historique sentait les égouts et les chats errants éborgnés ou claudiquants y pullulaient, et je me rappelle que notre première sortie en famille a eu pour destination le fort de Vaux, haut lieu de la bataille de Verdun en 1916. Bref la joie.

Revenons au livre (mais avant ça je vous mets 2-3 trigger warning : TW abus sexuel viol TCA suicide auto-mutilation prostitution alcoolisme) (vous voilà prévenus). Romy a 9 ans, un papa militaire alcoolique, une maman malade et une voisine nommée France, elle aussi femme de militaire, qui s’offre un peu trop volontiers de la prendre en charge pour soulager ses parents. Cette voisine va abuser d’elle de façon répétée et dans le plus grand secret, jusqu’à son départ suite à une mutation de son mari, laissant Romy brisée dans un monde hostile où elle ne trouve pas sa place. Romy va grandir en se faisant du mal de toutes les façons possibles, faisant de son propre corps son bourreau et sa victime, un barrage entre elle et le monde. J’avoue que j’ai un peu de mal à saisir le propos de l’auteur, mais j’avoue que, au-delà du récit  minutieux de la destruction, le tableau dramatique est savamment dressé, et que la ville – personnage à part entière avec ses paumés, ses coins sales, ses coiffeurs à gogo, son Macdo qui sent le graillon et son supermarché de la déprime – est évoquée avec un réalisme qui m’a donné des frissons.

Je me rends compte que je n’ai pas du tout parlé de tous les livres que je voulais évoquer mais cet instant culturel est déjà beaucoup trop long (j’aurais dû appeler cette rubrique « la perpétuité culturelle ») (C’est tout ce que Google me propose comme antonyme d’instant avec « éternité ») donc je vous ferai une deuxième salve dans la semaine. En plus je crois que j’ai bien plombé l’ambiance et c’est dommage parce que j’avais aussi des livres plus marrants dans ma besace mais, va savoir pourquoi, ce ne sont pas ceux-là qui en sont sortis en premier !

Du coup si vous avez des livres marrants à me conseiller pour équilibrer je suis preneuse ! Envoyez les références, ça me va bien aussi de rigoler dans mon lit pendant mes insomnies !