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On s’était arrêtés pour manger à l’ombre, dans un virage, quand on l’a vu débouler de nulle part avec son survêt, son chapeau et sa béquille. On l’a regardé quitter la route pour s’engager dans le champ. Il marchait dans l’herbe sèche, progressait à petits pas sous le soleil brûlant, et on se demandait ce qu’il allait faire en terrain accidenté alors qu’il avait déjà tant de mal à marcher. Finalement il s’est arrêté là, en plein milieu, pour regarder.

Regarder quoi? Peut-être le paysage, le ciel sans nuage, peut-être le tracteur qui fauchait l’herbe au loin?

On a ri en imaginant qu’il attendait qu’une soucoupe volante se pose là, au milieu du champ, que peut-être il venait tous les jours dans l’espoir d’un tel événement.

Il est sorti de notre champ de vision, de nos pensées aussi, mais quand on s’est remis en route il était à nouveau sur le chemin, un peu plus loin. On l’a vite rejoint puis dépassé, et il nous a gratifié d’un grand sourire édenté : « Quelle chaleur hein? ». Il avait l’air d’avoir 100 ans. Ou plutôt de marcher sur cette route depuis 100 ans. À tous petits pas, pénibles mais obstinés, solitaire, et avec ce goût de l’aventure encore qui le poussait parfois à faire un détour en plein champ, pour éprouver la solidité de ses mollets comme la réalité du décor qui l’entourait.