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Fin décembre j’ai publié de façon anachronique un instant culturel d’automne en vous promettant la suite derechef, et puis non, les premiers mois de l’année ont tracé leur route sans que je mette mon projet à exécution. Je devrais pourtant savoir, depuis le temps, que je ne dois pas ici faire de promesses ou prédiction sur de futures publications. Oscillant entre enthousiasme délirant « Promis je vais publier chaque semaine! » et interrogations existentielles – « Et si je lançais plutôt une newsletter? Et si j’arrêtais tout pour me reconvertir dans la culture des artichauds? » – c’est une gageure de présager du lendemain. Pourtant vaille que vaille, depuis plus de 10 ans (15 ans?), non seulement je suis toujours là, mais ce blog, et a fortiori l’instant culturel, aussi. Contre vents et marées hautes, migraines, sautes d’humeur et revirements de situation, je vous retrouve avec mes piles de livres et l’envie d’en parler. C’est parti pour l’instant culturel de printemps !

sophie divry la cote 400

Sophie Divry – La cote 500 : Dans un prochain vrac on va parler de bibliothèques. Quoi de mieux donc pour être raccord que ce petit livre au titre prometteur, explorant les arcanes de la classification bibliothécaire en même temps que les états-âme de son personnage principal, responsable de la section géographie au sous-sol de l’établissement. Découvrant un intrus qui s’est laissé enfermer pour la nuit dans la bibliothèque, elle en fait le dépositaire de sa verve farouche, profitant de son ascendant momentané sur l’individu pour déverser des années de rancœurs, regrets et doléances jamais exprimées dans ce lieu où le silence est de mise. Depuis le temps que je vous le promets, il faudra bien que j’écrive cet article sur ma passion pour les monologues (dans les livres et au théâtre). Ici encore, la recette fait mouche, et des semaines plus tard j’entends encore la voix de la bibliothécaire grommeler à mon oreille quand j’emprunte un DVD!

correspondance truman capote

Truman Capote – Un plaisir trop bref : Je vous ai déjà dit que quand j’aime un auteur, j’épuise assez rapidement tout ce qu’on peut trouver de et sur lui. Pour Capote, le processus est en cours. J’ai presque fini romans et nouvelles et commandé moult biographies d’occasion qui devraient m’occuper jusqu’à l’été. Et puis, sujet qui nous intéresse aujourd’hui, j’ai lu sa correspondance. 60 années d’échanges avec son éditeur, ses amis, des collaborateurs qui deviennent des amis, des collègues qui deviennent des rivaux, des inconnus qui deviennent des intimes et vice-versa. Truman s’y réjouit des lieux paradisiaques où il vit, des proches qui l’y rejoignent, de ses succès littéraires, de tel nouveau costume fait tailler à Florence. Il s’y plaint des aléas de voyages, de l’écriture quand elle n’est pas aussi rapide qu’il le voudrait, de la cuisine qu’on lui sert, de ses problèmes de santé, d’argent et de la solitude qu’il s’impose parfois pour travailler…

Ce sont des échanges sur tout et rien, mais Capote y trouve un tel plaisir que ça n’est jamais banal. Longtemps isolé en Europe, à une époque où le téléphone coûte une fortune et où les échanges postaux prennent des lustres, il se languit de ses amis restés aux Etats-Unis ou établis ailleurs en Europe. Pour cet individu profondément social, qui a besoin de cancans comme de mots tendres, ces lettres sont vitales. Qu’il se plaigne de son estomac (un mal imputé au tabac et qu’il « soigne » à grand renfort de Martini…) ou se réjouisse des déboires conjugaux de ses « amis », c’est toujours réjouissant, drôle, impertinent. Moi qui aime envoyer et recevoir du courrier, je suis forcément enthousiaste à cette idée de partager de petits rien comme on échangerait aujourd’hui un sms, mais avec trois semaines de délai, le plaisir du papier et de la graphie en plus!

stephen king institut

Stephen King – L’institut : Ça faisait (trop) longtemps non? Après plusieurs lectures un peu laborieuses j’avais envie d’un roman-éclair, de commencer et finir une histoire presque dans la foulée. Le karma m’a écoutée en mettant entre mes mains ce livre en même temps qu’il m’imposait une semaine d’insomnie. Difficile d’en parler sans divulgâcher (mon amour pour ce mot est sans limites), je ne vous dirai donc que ceci : des enfants doués de talents particuliers sont enlevés à leurs parents et emmenés à l’Institut, effroyable endroit où l’on tente d’évaluer et développer leurs capacités à l’aide de méthodes pour le moins peu orthodoxes. Dans la préface d’un de ses romans, Stephen King confessait être régulièrement attaqué par diverses associations l’accusant de misogynie, de racisme, d’incitation au meurtre ou à la dépravation etc. Il assume pleinement la chose et prône la licence poétique, mais a néanmoins fait retirer « Rage » de la vente aux Etats-Unis après plusieurs tueries d’adolescents (dont certains avaient le livre en poche au moment fatal).

Bon, il faut savoir que Stephen King est régulièrement accusé de tout et n’importe quoi. Certains l’ont soupçonné de plagiat, d’être l’assassin de John Lennon, et des clowns l’ont même accusé de nuire à leur profession avec le livre « Ça »). Bref, j’aime autant vous dire qu’avec l’Institut, il a du recevoir du courrier à foison. Parce qu’un bon tiers du livre consiste à torturer des enfants. Une torture psychologique et physique, et dont on parvient, c’est le plus étonnant, à faire rapidement abstraction pour se concentrer sur la question essentielle du livre : pourquoi les méchants sont-ils des méchants?

biographie vivian maier

Vivian Maier révélée – Ann Marks : Mon Mec m’a offert ce livre pour mon anniversaire, et c’est le plus chouette cadeau qu’on m’ait fait depuis longtemps! Vous avez forcément entendu parler de Vivian Maier, cette photographe franco-américaine de talent dont on a retrouvé des milliers de photos et négatifs dans une vente aux enchères, et dont on a découvert par la suite qu’elle n’était pas photographe professionnelle mais une simple gouvernante, ne s’étant même pas donné la peine de développer la plupart de ses clichés. Mais en réalité ça, ce n’est qu’une partie de l’histoire. En l’occurrence celle racontée par John Maloof, l’un des acquéreurs du travail de Vivian, dans le passionnant documentaire À la recherche de Vivian Maier. Car quand Ann Marks contacte John Maloof et Jeffrey Goldstein, l’autre collectionneur, ils n’ont reconstitué qu’une partie du puzzle et sont toujours à la recherche des héritiers potentiels de Vivian, et notamment de son frère. Ils lui confient cette recherche, et c’est par ce biais qu’elle en apprendra plus sur la photographe-mystère et comblera, du moins en partie, les lacunes du documentaire.

Je m’arrête là pour la partie récit (et pour ne pas divulgâcher olé) et je vais plutôt vous dire pourquoi j’ai tant aimé ce livre. Déjà, pour être sincère, Vivian Maier c’est un peu moi. Allons bon, une nana partie à l’étranger qui garde des enfants dans des familles riches pour gagner sa vie, et passe sa vie avec un chapeau et un appareil photo autour du cou, ça vous rappelle pas quelqu’un? Qui met des vestes d’homme, photographie les affiches et les poubelles avec le même enthousiasme que les gens et les paysages et maugrée contre ses semblables tout en leur vouant une fascination sans bornes? Voilà, qu’est ce que je disais? Sans rire, la meuf était féministe, aimait les films de Jacques Tati et planquait les prospectus du parti républicain pour que ses employeurs ne puissent pas les lire, il vous faut quoi? Blague à part, je me suis vraiment passionnée pour ce personnage tout en contraste entre godillots et lingerie fine, tendresse et vacherie.

La supposition de l’auteur et des experts en psychiatrie auxquels elle a soumis le cas de Vivian, c’est que cette dernière avait probablement été victime de violences dans son enfance et qu’elle souffrait d’un trouble schizoïde, d’où sa difficulté à nouer des relations avec les gens et le syndrome d’accumulation qui s’était aggravé à la fin de sa vie. Mais que ces handicaps l’avaient aussi dotée d’une extraordinaire sensibilité dont elle a tiré partie avec la photographie, l’aidant à transformer (et c’est là que la ressemblance avec votre humble serviteuse n’est plus si frappante) ses freins en un immense talent. Ce que j’ai aimé par dessus tout, ce n’est pas l’analyse psychologisante du « cas Vivian Maier », mais cette volonté d’Ann Marks de sortir la photographe de ce rôle de « pauvre gouvernante qui n’a jamais percé malgré son talent » pour en dévoiler la personnalité bien plus complexe. Vivian avait des rêves plus grands qu’on ne peut le penser et surtout toute sa vie, « malgré des périodes de mélancolie et de frustration, elle demeure active et pleine d’énergie, prenant des photographies chaque jour et sortant quasiment tous les soirs. » Quoique pauvre et solitaire, « jusqu’à la fin de sa vie, elle se montrera enthousiaste et désireuse de profiter pleinement de chaque journée.» <3 sur toi Vivian Maier.

sophie divry henry thoreau walden

Sophie Divry – Trois fois la fin du monde et Henry Thoreau – Walden : J’ai dû lire le livre de Sophie Divry à toute vitesse pour le rendre à la bibliothèque et je déteste faire ça (mais une copine a du filer 50 euros au Trésor Public pour n’avoir pas restitué un obscur manuel sur la photographie au XIXe siècle, et je ne tiens pas à ce que ça m’arrive.) Ça a un peu gâché le plaisir de la lecture, alors que je me réjouissais de cette distraction bienvenue dans la lecture de Walden d’Henry Thoreau. Je vous la fais courte: j’ai acheté Walden pendant le confinement et, en bon Copain des bois, je pensais que j’allais adorer cette histoire de type qui renonce à la vie matérielle pour s’installer dans les bois et faire pousser des haricots. Mais en réalité, Thoreau est plutôt une sorte de plouc réac (l’université ne sert à rien, on ne peut pas prétendre être érudit si on ne lit pas les grecs en VO, le train c’est du caca et les gens sont globalement des cons) et tout auteur mythique et chantre de la désobéissance civile qu’il soit, il m’est intensément antipathique. Ce qui explique que je traine cette lecture depuis des semaines sans encore en voir le bout.

Du coup, le personnage de Joseph Kamal imaginé par Sophie Divry, repris de justice évadé à la faveur d’un accident atomique et ayant miraculeusement survécu, qui s’installe seul dans une ferme avec un mouton et une chatte pour cultiver son jardin en écoutant les Beatles, m’a semblé un contrepoint merveilleux. Même jeu, autre joueur, autres enjeux. Qui m’a fait repenser à cette émission de radio entendue il y a fort longtemps qui évoquait John Muir, pionnier de l’écologie aux Etats-Unis au XIXe siècle et considéré comme le père spirituel des parcs nationaux américains, qui avait été déçu par sa rencontre avec Thoreau. En vrai homme des bois adepte du vagabondage et de l’émerveillement devant la nature, il se réjouissait de rencontrer cet homologue à la fin de sa vie. S’étant rendu près du fameux étang de Walden pour voir la cabane de Thoreau, il s’était étonné de ne la trouver qu’à 1km à peine de la ville, plutôt au fond du jardin qu’au fond des bois. Bam, prends ça dans les dents Thoreau avec tes histoires de vie sauvage!

En essayant de retrouver l’extrait en question*, je suis tombée sur un autre témoignage qui corrobore la chose. Le traducteur Thierry Gillybœuf qui a travaillé sur Une semaine sur le fleuve enfonce le clou en confiant dans Henry David Thoreau, Le célibataire de la nature: «Thoreau n’était pas un ermite comme Walden a pu le faire croire. Il a essayé de vivre en autosuffisance pendant deux ans, en allégeant ses besoins journaliers. Mais sa cabane était à quinze minutes à pieds de chez ses parents. Il mangeait une fois tous les deux jours chez sa mère ! Il avait une réputation de voleur de tarte aux pommes sur les rebords des fenêtres…» Bref je crois qu’on a un peu digressé et que je n’ai pas vraiment parlé ni de Walden, ni du livre de Sophie Divry, mais je précise que je n’ai toujours pas fini Walden et que mon avis peut encore évoluer (en plus je râle mais j’ai quand même mis pas mal de post-it dans les pages lues). On va faire un truc : lisez-les tous les deux et après on pourra en parler sans crainte de divulgâcher (et de trois!)

Édouard Louis livre sur la mère

Edouard Louis – Combats et métamorphoses d’une femme : Celui-ci je l’ai lu dans le train pour la Lorraine, et le paysage morne et pluvieux allait parfaitement bien avec le récit. Edouard Louis (que tout le monde dans mon entourage semble détester mais que j’aime pour ma part beaucoup) raconte ici l’histoire de sa mère, passée de jeune femme gaie à mère de famille lasse et désabusée, usée par la vie, la violence des hommes et des Hommes. Il raconte comment le travail, la maternité, la société dans son ensemble peuvent briser des vies. Dans leurs implacables mâchoires, les rêves sont broyés dans l’indifférence générale. Même les concernées finissent par trouver ça normal, et c’est sans doute ce qui est le plus affligeant. Ce qui est intéressant en revanche, c’est l’extraordinaire courage de cette femme ordinaire pour sortir de cette gangue de problèmes, et ce qui la pousse à tout quitter, sur le tard, pour vivre la vie à laquelle elle aspire. Certains ont trouvé qu’il parlait à sa place, qu’il instrumentalisait sa vie pour en faire un récit, j’y ai vu de mon coté un bel hommage, non seulement d’un fils à sa mère, mais à toutes celles qui luttent et aspirent à la liberté. <3 sur toi Monique Bellegueule.

les clowns lyriques de romain gary

Romain Gary – Les clowns lyriques : Ohlala, ça faisait longtemps que je n’avais pas pioché dans ma pile de réconfort! J’essaye de la consommer à petit feu, j’économise, je temporise, et il m’en reste quelques uns. Je les regarde avec tendresse, j’attends le bon moment, puis je les dévore en quelques heures et c’est presque gâché de lire avec tant d’avidité, de ne pas savourer plus, à petites bouchées. Je me dis que la dégustation viendra à la seconde lecture (certains en sont à la 8e, j’ai de la marge) et qu’en attendant, j’ai bien mérité ce sprint linguistique entre idéalisme déçu, amour fou et dialogues affutés.

Ici tous les personnages, Jacques Rainier le manchot qui tombe amoureux alors qu’il s’apprête à partir combattre en Corée, Willie l’impresario cynique, l’ancien légionnaire polonais dit La Marne, le baron mutique dans son costume prince-de-galles et jusqu’à la romantique Ann ne font qu’un dans leur attitude face à la vie : blasés, ils jouent à la vie plus qu’ils ne la vivent et, déçus de tout et surtout de leurs idéaux, ne retrouvent un peu de gaieté que quand un autre cynique veut bien leur donner la réplique. Le tout sur fond de carnaval, évidemment, et d’une sombre histoire de tueur à gage sensé rendre une femme adultère à son mari en tuant son amant – on a rarement vu plus inepte, ce qui rajoute une couche à l’absurde délicieusement cultivé dans le roman. Certains disent que c’est un roman raté, trop désireux de mettre en scène l’échec de la quête d’absolu pour être un bon récit de fiction. Alors certes on a rarement d’aussi bons dialogues avec les gens dans la vraie vie, mais je ne vois pas en quoi les assigner à la médiocrité améliorerait l’ensemble. C’est justement ce qui est superbe dans ce livre. Les personnages se croient revenus de tout, mais même au paroxysme de leur cynisme, quand ils brandissent leur défaite comme un étendard, ils tiennent encore à phraser, ce qui revient à lutter. Contre la platitude, la banalité, les mots creux et l’oubli. Ils tiennent au bon mot, à l’ironie, à soigner leurs effets, à marquer les esprits, preuve qu’ils y croient encore… même si on ne sait pas à quoi !

Il y a encore beaucoup d’autres livres dont j’aimerais vous parler mais si j’essaye d’être exhaustive je ne suis vraiment pas prête de mettre un point final à ce billet donc je vais m’arrêter là en ne vous promettant surtout pas la suite prochainement! (Pour en finir avec la culpabilité, par Complètement Flou, bientôt chez les meilleurs disquaires).

plateforme documentaires à la demande

Je finirai juste avec une recommandation culturelle à visionner, une fois n’est pas coutume! Il s’agit de Tënk, une plateforme de vidéo à la demande à laquelle je suis abonnée depuis le mois de décembre et que j’aime d’amour! Ici pas de séries, pas de films, des documentaires d’auteur uniquement**. C’est futé, indispensable si vous aimez les documentaires, que vous avez épuisé le site d’Arte en la matière (on est ensemble) et que vous aimez regarder des choses très variées, en vous laissant guider par les choix des programmateurs. Chaque semaine, de nouvelles pépites sont proposées, avec une grande variété de thèmes (pour vous donner une idée, j’ai vu récemment un docu tourné sur une aire d’autoroute, un autre sur un italien qui retrouve la trace d’un oncle d’Amérique , un autre sur un ancien médecin qui, une fois à la retraite, souhaite devenir acteur, et un autre encore sur une bande de papys fomentant poèmes et tracts revanchards au bar-tabac du coin, jusqu’au jour où ils sont arrêtés, soupçonnés d’etre une cellule terroriste à l’origine de menaces contre Nicolas Sarkozy. Bref si vous êtes curieux, foncez, c’est pas cher, sans engagement et c’est ardéchois comme la crème de marron (qui a dit rien à voir?!)

Voilà voilà, je vais (enfin) clôturer cet instant culturel qui traine dans mes brouillons depuis des semaines et passer à autre chose. A bientôt ! (Et comme d’hab’, je suis preneuse de toute suggestion littéraire; si vous avez lu des choses qui vous ont plu, dites-m’en plus!)

*émission que j’ai retrouvé en cherchant « écrivain américain déçu par Henry Thoreau » sur Google, pour ceux que ça intéresse c’est avec Alexis Jenni et c’est ici!

**je n’ai pas Netflix, Amazon Prime et compagnie, je suis snob voyez-vous! En vrai, c’est quand même agréable de ne pas voir la teneur de ses soirées dépendre d’un algorithme non? Si vous avez peur de vous sentir seul pendant les diners pour parler de tout ça, sachez que vous pouvez offrir un film gratuitement à un ami chaque semaine. En plus, il y a des formats très courts, parfaits quand vous avez la flemme de vous lancer dans un marathon en 8 saisons!