Comme je suis un peu rouillée par un an sans pouvoir accéder au blog, je vais commencer par écluser mes notes et rattraper un peu de temps perdu. C’est surtout à l’occasion d’évènements de ce genre que j’ai le plus ressenti le manque d’avoir un endroit où partager tout ça, ça me semble donc une façon cohérente de renouer! Pour planter le décor, ces notes ont été prises et compilées durant le festival Quais du polar, au petit matin du dimanche 2 avril 2023 dans l’amphithéâtre de l’opéra de Lyon. Alléchée par la liste des intervenant.e.s (Élise Costa qui nous a passionné.e.s avec ses chroniques judiciaires pour Slate et son podcast Fenêtre sur cour pour Arte, Alice Géraud, Anaïs Renevier et Pauline Guéna que j’avais déjà entendues quelques jours plus tôt lors d’une autre rencontre au Tribunal, et William Thorp dont pour le coup j’ignorais tout), j’avais sacrifié ma grasse matinée pour entendre parler écriture et crimes de sang (il y a les nuits que l’on choisit, mais aussi les dimanches matins que l’on choisit).
Ce qui réunissait les cinq auteurs, c’était d’avoir écrit au sujet de faits réels, de vraies affaires criminelles. Pour Anaïs Renevier il s’agit de l’affaire Alice Crimmins, une mère accusée du meurtre de ses deux enfants et à qui on a reproché sa vie « dissolue », pour Elise Costa des diverses affaires qu’elle a suivies pour Slate, pour Pauline Guéna des affaires en cours à la PJ de Versailles pendant son année en immersion, pour William Thorp de l’affaire du Golden State killer, un tueur en série finalement confondu après 42 ans de meurtres, cambriolages et viols, et pour Alice Géraud de l’affaire Dino Scala, un violeur en série qui a échappé pendant 30 ans à la justice.
Pour tous ces auteurs, il semblerait qu’écrire au sujet d’affaires réelles, ce soit aussi écrire sur la société qui les a vues naitre. En tout cas, c’est ce qui conduit le choix vers un sujet plutôt qu’un autre. Pour Alice Géraud « le fait divers ne fait pas toujours acte de société, mais dans cette affaire il y a quelque chose de systémique dans la façon dont les victimes ont été traitées. Avec 56 victimes au procès et plus de 70 dans les faits, on a une ampleur suffisante pour tenter de généraliser« . Même son de cloche pour Anaïs Renevier: « L’affaire Crimmins se tient à un moment particulier, les années 60. Mais en enquêtant 60 ans plus tard je me suis rendue compte que ça disait aussi quelque chose de la société américaine actuelle ». Plus tard dans la discussion, elle ajoutera d’ailleurs: « On parle d’affaire Alice Crimmins alors que ce sont ses enfants qui sont morts, ça dit quelque chose. La presse s’est emparée de l’affaire et on a surtout parlé de comment une mère est sensée se comporter, de nombreuses pistes n’ont pas été explorées… Aujourd’hui aux USA, crimminser une affaire est devenu une expression du jargon policier, une sorte de contre-exemple où les a priori prennent le dessus sur l’affaire. Mais je ne suis pas sûre que l’affaire serait mieux traitée aujourd’hui… »
Pauline Guéna, qui a passé un an dans les bureaux de la PJ, rappelle quant à elle que la police reflète aussi la société : « On a la police qu’on mérite! » Dans l’une des affaires qu’elle a pu suivre (et dont a été tiré le film La nuit du 12 de Dominik Moll), la jeune victime est par exemple considérée comme une « fille facile » et, si ce n’est jamais clairement dit, l’idée sous jacente est que » si elle avait vécu différemment elle ne serait pas morte comme ça ». Le livre est ainsi un prétexte pour s’intéresser au traitement genré des affaires criminelles. Cette dimension critique plus générale, c’est sans doute là ce qui fait le grand succès des ouvrages traitant d’affaires réelles : ils ne relatent pas seulement des faits mais nous invitent à nous interroger sur la société et sur nous-même. Comme le rappelle William Thorp : « On a envie de comprendre, le criminel est une sorte de miroir ».
De son coté, Elise Costa rappelle que toute affaire criminelle, au-delà de son traitement judiciaire et parfois médiatique, a généralement commencé « bien avant ». Elle cite par exemple l’affaire Troadec, dans laquelle l’accusé a développé une paranoïa liée à un trésor de famille datant de la seconde guerre mondiale. C’est cette paranoïa qui le poussera à assassiner 4 parents proches, par jalousie et par peur pour son fils, dernier ayant droit légitime du magot présumé. Ce qui a enclenché la mécanique, ce sont ces lingots de la banque de France qui, tombés à l’eau en 1940 lors du chargement sensé les soustraire aux Allemands, auraient été repêchés et cachés avant d’être retrouvés dans le mur d’un vieil immeuble à la faveur de travaux. Un légende familiale qui aura fait bien des dégâts…
L’ampleur effective des affaires criminelles peut ainsi être temporelle, mais aussi spatiale. Le serial killer sur lequel a travaillé William Thorp a ainsi « bouleversé la vie de tout un comté pendant des années : un climat de peur s’était instauré, les gens achetaient des armes. Le tueur opérait la nuit et s’introduisait chez les gens. » De quoi changer en profondeur les habitudes des gens en effet, en matière de verrouillage des ouvertures notamment !
Comme à chaque fois que je parle d’affaires judiciaires, me revient en tête cette soirée où j’ai déclaré lors d’un diner entre amis que les gens qui s’intéressaient d’un peu trop près aux faits divers sordides faisaient flipper; ça avait jeté un froid et lancé un grand débat mais je ne suis pas sure d’avoir vraiment changé d’avis sur la question (Invitez-moi pour ambiancer vos soirées et échapper au small talk routinier !) Forcément, la fascination pour les criminels interroge, et ça me semble un peu léger de cacher cette curiosité un poil morbide derrière le seul écran de l’analyse plus générale de la société. Mais Alice Géraud nie toute fascination pour les criminels et le true crime. D’ailleurs elle insiste, son livre ne raconte pas l’histoire de Dino Scala: « Il y a quelques paragraphe seulement qui le concernent. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont en France on a traité les victimes de viol. Le fait qu’il n’ait jamais été soupçonné n’est pas étranger au fait qu’on n’ait pas écouté ou cru les victimes. » Des policiers rencontrés à l’occasion d’une remise de prix lui ont dit que son livre les « obligeait à s’interroger », la plus belle récompense pour cette autrice engagée !
L’autre question qui se pose concernant les livres inspirés de faits réels, c’est celle du voyeurisme. C’est la vie de vrais gens qui est exposée, celle des victimes ou de leurs proches, celle des accusés aussi et de ceux qui les ont côtoyés ou aimés… Exploiter le réel des autres comme matériau, est-ce bien moral, et comment on s’arrange avec ça? Pour Alice Géraud, cette façon de « faire commerce de petits bouts de la vie des gens » a toujours été problématique, même lorsqu’elle était journaliste pour Libération. Mais elle considère que cette angoisse est plutôt une bonne chose: « Si ce sentiment nous quitte ça devient dangereux ». Elise Costa considère pour sa part que faire preuve de sincérité et d’honnêteté permet de détourner un peu le sentiment de culpabilité, d’autant que « souvent les gens ont aussi envie de donner leur version, et parler peut leur être utile à eux aussi. » Plus cynique, William Thorp renchérit : « Il y a quelque chose d’un peu malhonnête dans le journalisme : on a besoin d’eux plus qu’ils n’ont besoin de nous et on leur fait croire le contraire ! » Pour écrire son livre qui relate une affaire ancienne, il a du réveiller chez certaines victimes des traumatismes parfois oubliés. Si Pauline Guéna assure que personne ne peut se reconnaitre en lisant son livre, Anaïs Renevier avoue pour sa part avoir eu des scrupules lors de son enquête : tant qu’elle travaillait sur les archives elle était détachée, mais elle s’est demandé s’il lui fallait vraiment retrouver Alice Crimmins qui, désormais âgée, vivait sous une nouvelle identité pour se faire oublier.
Alice Géraud défend l’idée du livre, plus apte qu’un article de journal à recueillir la parole des victimes sans la trahir : « Dans un journal je n’aurais pas supporté que leur parole soit abimée. Je ne choisis pas le tire, l’illustration, alors que dans un livre je maitrise mieux, j’ai l’impression de pouvoir protéger leur parole. […] La prise de contact est différente aussi, je n’appelle pas, j’écris des lettres, ça laisse un temps de réflexion… Et puis on fait un entretien préalable, et je fais relire certaines choses. » En somme tout pour que celles et ceux qui se confient ne se sentent pas trahis.
Au final, tous admettent qu’écrire sur des affaire criminelles réelles implique une écriture engagée. Les personnages et les situations n’étant pas fictifs, il est impossible d’être neutre, même si on ne choisit pas ouvertement parti. Les autrices surtout parlent d’une certaine colère concernant le traitement des affaires sur lesquelles elles se sont penchées. « Les histoires des victimes [du violeur en série de la Sambre] n’avaient jusque là pas été relatées. On considérait que ça touchait à l’intime et non au politique. L’élue communiste qui a alerté la presse concernant les crimes dans le secteur a d’ailleurs été réprimandée par les enquêteurs, mais aussi par les autres élus, parce qu’elle nuisait à l’image de la région » insiste Alice Géraud. Elise Costa admet de son coté que la justice évolue : « Le pénal est la vitrine de la justice, elle se sait regardée. Il y a 8 ans, on avait demandé à une femme ayant été violée « pourquoi l’avoir pris dans votre voiture? », on n’entend plus ça aujourd’hui. Et on entend en revanche le terme « féminicide » dans les cours d’assises, bien que ce ne soit pas encore un terme juridique. » Le bout du tunnel? On aimerait en tout cas!
Evidemment à l’issue de la rencontre j’avais envie de tout lire, donc je vous mets les références des bouquins si ça vous branche aussi (à lire bien entendu sous la couette le dimanche matin pour continuer à nous interroger sur nos penchants malsains!):
- Élise Costa : Les nuits que l’on choisit
- Alice Géraud : Sambre, radioscopie d’un fait divers
- Anaïs Renevier : L’affaire Alice Crimmins
- Pauline Guéna : 18.3 une année passée à la PJ
- William Thorp : L’affaire du Golden State Killer
Je rebondis sur le fait d’écrire sur les victimes, qui sont souvent encore vivantes. J’ai en tête la mini série sur Netflix l’an dernier sur Dahmer, le tueur en série et je me souviens des familles des victimes qui ont pris la parole pour dire qu’elles s’opposaient à cette série, le fait que ce soit lui qui soit mis en valeur et non ses victimes. Je pense effectivement qu’il y a une manière de présenter ce genre du sujet.
90% des personnes passionnées par ce sujet sont des femmes, or 80% des gens incarcérés sont des hommes. Je crois que les femmes regardent toujours avec l’espoir de mieux comprendre et parce qu’elles ressentent la douleur des victimes, pas par un côté voyeur ou malsain. La preuve, plusieurs tueurs en série ont été interrogés, et ce sujet ne les attire absolument pas 😉