Si j’ai plusieurs fois parlé ici de théâtre et notamment de ma passion pour les monologues, il me semble avoir rarement évoqué la danse. Pourtant s’il est un art vivant qui parle à mon cœur, c’est bien celui-ci. Vendredi soir, j’ai renoué avec plaisir avec cet indicible sentiment qui prend le spectateur aux tripes lorsqu’immobile, assis sur son siège, il assiste à l’expansion des corps sur scène. Pour ces retrouvailles j’avais choisi Black lights de la chorégraphe Mathilde Monnier, un spectacle inspiré par le livre H24/24 heures dans la vie d’une femme, également adapté dans une série visible sur Arte. Ouvrage collectif composé de 24 nouvelles d’écrivaines internationales inspirées de faits réels, le livre parcourt le continuum des violences* auxquelles les femmes sont exposées. Les huit interprètes féminines donnent corps, au sens propre, à des anonymes dont l’expérience est universelle. Donner corps, donner voix, c’est tout le propos de ce spectacle de danse, véritable manifeste féministe polyphonique. Les danseuses, seules ou en groupe, parcourent l’étendue du spectre des violences subies : moqueries, sentiment de honte ou de rejet, jusqu’à la violence physique et au meurtre. De l’inconfort au drame, les corps se débattent et souffrent, on sent la colère monter et l’accumulation saturer la scène et le Hangar des Subs tout entier.
En novembre 2022, après une manifestation féministe contre les violences sexistes, j’avais évoqué sur Instagram le livre Pour l’autodéfense féministe dans lequel Mathilde Blézat rapporte le témoignage de participantes à des stages d’autodéfense. À l’issue du stage, elles disent qu’en cas de menace, ou dans les situations de vulnérabilité, elles ne se sentent plus seules, mais au contraire entourées, portées par le souvenir des autres femmes de la formation, l’une d’elles allant jusqu’à les visualiser à ses cotés pour se sentir plus forte. C’est une image qui m’a marquée, et à laquelle je pense souvent pendant les manifestations féministes, lorsque je lis les pancartes des autres manifestantes – « j’avais 8 ans », « j’avais dis non », « papa il a tué maman » – lorsqu’ensemble nous crions nos revendications. Cette sensation de sentir sa colère prendre corps, les sentiments rentrés devenir foule, est d’une puissance redoutable. Avec Black lights Mathilde Monnier réussit à mettre en scène cette transcendance, l’expérience solitaire qui se mue en expérience universelle, l’agacement qui devient rage, puis force.
Avant même la fin de la représentation, j’avais envie de les prendre dans mes bras, ces femmes sur scène, mais aussi les autres dans la salle, et je ne pense pas être la seule à avoir été traversée par des émotions – empathie et révolte mêlées – si intenses. À la toute fin, quand les danseuses ont tenté de nous entrainer avec elles, nous avons mis du temps à nous mettre en mouvement. Pour ma part paralysée, la nuque raidie, les gestes entravés aussi par ma besace et mon casque de vélo entre les minces rangées de sièges en plastique bleu, j’ai eu besoin de quelques minutes pour rejoindre le mouvement. J’avais peur de heurter mon voisin – cette peur si ancrée de déranger – et probablement d’être ridicule sous les lumières allumées – le regard des autres, une entrave plus solide encore que celle de la lanière de mon sac. Mais l’invitation à la communion était trop tentante, et le besoin de transmuer les émotions négatives de la soirée en liesse collective plus encore. Finalement, seuls quelques irréductibles sont restés assis·es, et nous avons tous·tes fini les bras en l’air à nous dandiner entre les sièges, à laisser nos corps prendre toute la place, exprimer les colères non dites, les mots jamais prononcés, les angoisses jamais prises au sérieux, les petites victoires et la fierté trop souvent ravalée. Et ce faisant, je crois que tous·tes nous l’avons senti, que les danseuses n’avaient fait que ça, depuis le début du spectacle, laisser les corps exorciser le mal, exsuder par tous les pores un cri de révolte partagé et, comme le suggère la chorégraphe en écho au nom du spectacle, « faire quelque chose du noir »**.
C’était intense et magnifique, pour tout ça merci.
*Concept élaboré par la sociologue britannique Liz Kelly, qui prend en compte l’ensemble des violences de genre sans les hiérarchiser : quelle que soit leur gravité, toutes les expériences de violence sexiste subies sont liées et ont un impact sur la vie des femmes, même celles qui semblent « moins graves » ou plus anodines.
**dans une interview accordée au magazine Arkushi.
Photo en tête d’article ©Arnaud Caravielhe